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Page:Conrad - Lord Jim, trad. Neel.djvu/154

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une tout autre affaire. Cela, au moins, on comprend que cela puisse vous briser le cœur ! Un bruit affaibli de multiples voix, mêlé au choc des verres et de l’argenterie, montait de la salle à manger. Au-dehors, tout était noir ; le jeune homme se tenait au bord d’une vaste obscurité, comme une silhouette solitaire, dressée sur le rivage d’un océan sombre et désespérant. Il y avait bien le récif de Walpole, c’est vrai, un point dans l’infini d’ombre, un fétu de paille pour un homme qui se noie. Ma compassion me fit sentir que je n’aurais pas aimé que ses parents le vissent, à ce moment précis. Même pour moi, c’était une rude épreuve. Son dos n’était plus secoué par des soupirs convulsifs ; à peine visible, immobile, il se tenait droit comme une flèche, et la signification de cette immobilité, tombant jusqu’au fond de mon âme comme un lingot de plomb tombe au fond de l’eau, l’alourdissait si bien que, pendant une seconde, j’aurais cordialement souhaité n’avoir plus d’autre alternative que de payer son enterrement. La loi même en avait fini avec lui. C’eût été une si facile bonté que de l’enterrer et si bien en harmonie avec la sagesse de la vie, qui consiste à soustraire à la vue tout ce qui peut rappeler notre folie, notre faiblesse, notre caractère de mortels ; tout ce qui porte atteinte à notre force : le souvenir de nos échecs, le soupçon de nos erreurs toujours prêtes, les cadavres de nos amis défunts. Peut-être prenait-il, en effet, la chose trop à cœur… Mais alors ?… L’offre de Chester ?… À ce moment je pris une feuille blanche et me mis résolument à écrire. Il n’y avait plus que moi entre ce garçon et l’océan obscur. J’éprouvais un sentiment de véritable responsabilité : si je parlais, le jeune homme immobile et douloureux allait-il sauter dans l’ombre et se cramponner au fétu de paille ? Je m’aperçus de la peine que l’on a parfois à émettre un son. Il y a une puissance fatale dans certaines paroles. Et pourquoi pas, que diable ? me disais-je avec insistance, sans cesser d’écrire. Tout à coup, sur la page blanche et sous la pointe même de ma plume, je vis se dessiner les deux silhouettes de Chester et de son antique associé, nettement, intégralement, avec leur démarche et leurs attitudes, comme on eût pu les voir dans le champ de quelque instrument d’optique. Je les regardai un instant. Non ! Ils étaient trop nébuleux et trop extravagants