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Page:Conrad - Lord Jim, trad. Neel.djvu/157

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percevait bien sa belle sensibilité, ses beaux sentiments, ses belles aspirations, une sorte d’égoïsme sublime et idéalisé. Tout cela, c’était très beau, en effet, très beau et très malheureux. Une nature un peu plus fruste n’eût pas supporté la tension de l’épreuve : elle eût transigé avec elle-même, se fût soulagée par un grognement, un soupir ou peut-être un gros rire… ; plus grossière encore, elle fût restée invulnérable dans son incompréhension, et n’eût présenté aucune espèce d’intérêt.

« Mais ce gaillard-là était trop intéressant ou trop malheureux pour être jeté à la rue ou même livré à un Chester. C’est ce dont je me rendais compte, sans lever les yeux de la table, tandis que, près de moi, il luttait et haletait en silence, dans une recherche douloureuse de son souffle ; je le sentis mieux encore en le voyant sortir brusquement sur la véranda, comme pour se jeter par-dessus la rampe, et n’en rien faire ; je m’en apercevait plus clairement de minute en minute, tout le temps qu’il resta dehors, détaché dans une demi-lumière, sur l’arrière-plan de la nuit, comme un homme dressé sur la rive d’une mer sombre et désolée.

« Un roulement sourd me fit soudain lever la tête ; le bruit s’éteignait quand une lumière blafarde et pénétrante sillonna le visage de la nuit. L’éclat soutenu et aveuglant parut se prolonger indéfiniment. Le grondement du tonnerre se faisait de plus en plus fort, et je regardais l’ombre distincte et noire, solidement plantée sur la rive d’un océan de lumière. Au moment du plus fulgurant éclat, l’obscurité retomba brutalement, dans un redoublement de vacarme et Jim disparut aussi totalement à mes yeux éblouis que s’il eût été réduit en cendres. Un formidable soupir passa ; des mains furieuses parurent s’abattre sur les massifs, secouer la cime des arbres, claquer les portes et briser les vitres tout le long de la façade du bâtiment. Le jeune homme rentra dans la pièce, ferma la porte derrière lui et me trouva penché sur la table ; je m’inquiétais soudain, très fort, de ce qu’il allait dire, et mon anxiété confinait à la terreur. – « Voulez-vous me donner une cigarette ? » fit-il. Je poussai la boîte vers lui, sans lever la tête. « J’ai besoin… besoin… de fumer ! » murmura-t-il. Je me sentis tout rasséréné. – « Un instant », grognai-je aimablement.