Page:Conrad - Lord Jim, trad. Neel.djvu/176

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en Europe pour la faire venir… Non ! non ! Ce n’est pas admissible une humeur pareille !… » Le sujet lui était très douloureux.

« Ce fut au cours de la… de la… retraite de Jim, l’incident le plus déplorable. Nul plus que moi ne pouvait le regretter, car si l’on disait bien de lui, jusque-là, en entendant prononcer son nom : – « Oh oui,… je sais. Il a pas mal roulé par ici… », il avait su pourtant ne pas se faire trop de plaies et de bosses au cours de ses pérégrinations. Mais cette dernière affaire me causa une sérieuse inquiétude, car si son excessive sensibilité devait l’entraîner à des rixes de cabaret, il risquait de perdre sa réputation de fou agaçant mais inoffensif, pour s’attirer celle d’un vagabond vulgaire. Et toute ma confiance en lui ne m’empêchait pas de sentir qu’en de tels cas, il n’y a qu’un pas du mot à la chose. Vous comprenez, je le suppose, qu’à cette époque, je ne pouvais plus songer à me laver les mains de lui. Je l’emmenai de Bangkok sur mon bateau et la traversée me parut bien longue. Il était pitoyable de le voir se rétracter sur lui-même. En qualité même de simple passager, un marin s’intéresse d’ordinaire au navire, et regarde autour de lui la vie de la mer avec le plaisir critique que peut éprouver un peintre, par exemple, en face de l’œuvre d’un confrère. Il est « sur le pont », dans tous les sens de l’expression. Mon Jim, au contraire, se cachait la majeure partie du temps dans sa cabine, comme un pestiféré. Il finissait par déteindre sur moi et m’amenait à éviter toute allusion à des sujets professionnels, qui seraient venus si naturellement pourtant à la bouche de deux marins, au cours d’une traversée. Pendant des jours entiers, nous n’échangeâmes pas une parole, et j’avais une répugnance extrême à donner des ordres à mes officiers en sa présence. Souvent, lorsque nous nous trouvions tous deux seuls sur le pont ou dans ma cabine, nous ne savions que faire de nos yeux.

« Je le plaçai chez de Jongh, comme vous le savez ; j’étais bien heureux de disposer de lui d’une façon quelconque, mais je restais convaincu aussi que sa situation se faisait intolérable. Il avait perdu une partie de cette élasticité qui lui avait permis, après chacune de ses défaites, de rebondir et de retrouver son intraitable vigueur. Un