Page:Conrad - Lord Jim, trad. Neel.djvu/183

La bibliothèque libre.
Cette page n’a pas encore été corrigée

– « L’homme est prodigieux, mais ce n’est pas un chef-d’œuvre », répliqua-t-il, sans lever les yeux de la plaque de verre. « Peut-être l’artiste était-il un peu fou ? Hein ? Qu’en dites-vous ? Il me semble parfois que l’homme est venu là où il n’a que faire, où il n’y a pas de place pour lui, car autrement, pourquoi voudrait-il prendre toute la place ? Pourquoi courrait-il à droite et à gauche, en menant si grand bruit autour de ses actes, en parlant des étoiles, en écrasant les brins d’herbe… ? »

– « En attrapant des papillons ?… » insinuai-je.

« Il sourit, se renversa contre son dossier et étendit les jambes. – « Asseyez-vous », fit-il. « Ce merveilleux animal c’est moi qui l’ai capturé, par un très beau matin. Et j’en ai ressenti une grosse émotion. Vous ne savez pas ce que c’est, pour un collectionneur, que de s’emparer d’une pièce pareille. Vous ne pouvez pas le savoir ! »

« Je souriais doucement dans mon fauteuil à bascule. Les yeux de Stein semblaient voir bien plus loin que le mur sur lequel ils étaient fixés, et il me raconta qu’un soir, un employé « du pauvre Mohammed » était venu le prier de se rendre à la Residenz comme il disait, demeure distante de quelque neuf ou dix milles, à laquelle on accédait par un sentier, à travers une plaine cultivée, semée çà et là de bouquets de bois. Il avait de bonne heure quitté sa maison fortifiée, après avoir embrassé sa petite Emma et donné toute autorité à « la Princesse », sa femme. Elle l’avait accompagné jusqu’à la grand’porte, une main sur le cou de son cheval : elle portait une blouse blanche, des épingles d’or dans les cheveux, et sur l’épaule gauche une courroie de cuir jaune soutenant un revolver. – « Elle me parlait comme parlent les femmes », disait Stein, « en me recommandant d’être prudent, de tâcher de rentrer avant la nuit et en me taxant de méchanceté parce que je voulais partir seul. Nous étions en guerre et le pays n’était pas sûr. Les domestiques fixaient aux fenêtres les volets blindés et chargeaient leurs carabines ; elle me dit de n’avoir aucune crainte à son sujet. Elle saurait défendre la maison contre n’importe qui, jusqu’à mon retour. Je riais de plaisir, à l’entendre ; c’était bon de la voir si brave, si jeune, si forte. Moi aussi, j’étais jeune, dans ce temps-là ! À la porte, elle prit ma main, la serra et fit un pas en arrière. Je retins mon