Page:Conrad - Lord Jim, trad. Neel.djvu/192

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pas été plus complet pour lui. Laissant en arrière les faiblesses terrestres et la réputation qu’il s’était acquise, il trouva, pour exercer ses facultés imaginatives, des conditions toutes nouvelles. Toutes nouvelles et toutes remarquables. Et c’est de remarquable façon aussi qu’il sut en profiter.

« Stein était l’homme qui en savait plus que quiconque sur le Patusan. Plus même que les cercles gouvernementaux, je crois. Je ne doute pas qu’il n’y fût allé, soit dans ses jours de chasse aux papillons, soit plus tard, lorsque son incorrigible manie le poussait à relever, par une pincée de roman, les sauces épaisses de sa cuisine commerciale. Il y a bien peu de coins de l’Archipel qu’il n’eût visités, dans leur pénombre originelle, avant que la lumière (et même la lumière électrique), ne les eût inondés, au nom d’une plus saine morale et… eh bien, au nom de plus gros bénéfices, aussi. C’est au petit déjeuner, le lendemain de notre entretien sur Jim, qu’il me parla du Patusan. Je venais de répéter le mot du pauvre Brierly : – « Qu’il creuse donc un trou de vingt pieds pour s’y terrer ! » Il me regarda avec un intérêt attentif, comme si j’eusse été un insecte rare. – « Ce serait à la rigueur possible ! » fit-il, en dégustant son café. – « Oui, l’enterrer… » commentai-je. « On ne s’arrête guère à pareille idée, mais on ne saurait mieux faire, étant donné la nature de ce garçon-là ! » – « Oui, il est jeune », murmura Stein. – « C’est le plus jeune des êtres humains », affirmai-je. – « Schön ! Il y a le Patusan », reprit-il, sur le même ton de rêve… « Et la femme est morte maintenant », ajouta-t-il, mystérieusement.

« Naturellement, je ne sais rien de cette histoire ; je puis seulement inférer qu’une fois déjà, le Patusan avait servi d’asile à un être accablé par une faute, une transgression ou un malheur. On ne saurait soupçonner Stein. La seule femme qui eût existé pour lui, c’était la jeune Malaise qu’il appelait : « Ma femme la Princesse », ou plus rarement, et dans ses moments d’expansion : « la mère de mon Emma ». Je ne saurais dire quelle était la femme à laquelle il songeait, à propos du Patusan, mais ses allusions me firent conclure que c’était une Hollando-Malaise, jolie et bien élevée, dont l’existence avait été tragique ou simplement pitoyable ; la partie la plus douloureuse de son histoire