Page:Conrad - Lord Jim, trad. Neel.djvu/207

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et dans ce monde de doutes, toute affirmation est un défi et une insolence. Il se retira dans un coin éloigné, puis se retournant tout à coup, il se mit à m’attaquer furieusement, si je puis dire… Je disais cela, parce que moi-même, moi qui avais fait montre, à son endroit, d’une bonté sans limite, je gardais un souvenir… un souvenir… de ce qui était arrivé…, et cela m’indisposait contre lui… Que diraient les autres, alors… le monde en général ? Était-il donc surprenant qu’il souhaitât,… qu’il voulût en sortir,… qu’il désirât, pour toujours, rester à l’écart ?… Et c’est moi qui venais parler de l’état d’esprit nécessaire !…

– « Ce n’est pas moi, ce n’est pas le monde, qui nous souvenons ! » protestai-je. « C’est vous, vous seul qui vous souvenez ! »

« Il s’entêta, poursuivant avec chaleur : – « Oublier tout, tout… et tout le monde !… » Sa voix tomba un peu : « … sauf vous !… » corrigea-t-il.

– « Oh ! moi aussi, si cela peut vous aider », fis-je d’un ton contenu. Sur quoi nous restâmes un instant silencieux et mornes, comme des gens épuisés. Il reprit alors posément le fil de son récit et me dit que Stein lui avait conseillé d’attendre un mois environ et de voir s’il lui serait possible de rester dans le pays avant de commencer à bâtir une maison neuve à son usage, pour éviter « une vaine dépense ». Il avait de drôles d’expressions, ce Stein ! « Vaine dépense ! » était bon… Rester là-bas !… Comment donc !… Il saurait bien s’y implanter !… Qu’il pût seulement entrer et cela suffirait ! Il répondait bien de rester ensuite,… et de n’en jamais sortir ! Ce n’était pas bien difficile, de rester !…

– « Pas d’inutiles témérités », conseillai-je, inquiet de son accent de menace ; « si vous vivez assez longtemps, vous serez bien content de revenir un jour ! »

– « De revenir vers quoi ? » demanda-t-il, distraitement, les yeux fixés sur le cadran d’une pendule accrochée au mur.

« Je restai un instant silencieux. – « Alors, jamais ? » demandai-je. – « Jamais ! » répondit-il, d’un ton rêveur et sans me regarder ; puis brusquement rappelé à son activité : « Deux heures, par Jupiter ! Et je dois partir à quatre ! »

« C’était exact. Un brigantin de Stein, qui mettait, cet après-midi-là,