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Page:Conrad - Lord Jim, trad. Neel.djvu/217

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n’arrivera pas trop vite, je l’espère… » Il dut céder à mes arguments, parce que toutes ses conquêtes : confiance, gloire, amitié, amour, tout ce qui avait fait de lui un maître en avait fait aussi un prisonnier. Il contemplait avec un œil de propriétaire la paix du soir, le fleuve, les maisons, la vie éternelle des forêts, la vie de la vieille humanité, les secrets de la terre, l’orgueil de son propre cœur ; mais toutes ces choses-là le possédaient bien plus, et faisaient de lui leur chose, jusqu’à sa plus intime pensée, jusqu’au plus profond frémissement de son sang, jusqu’à son dernier souffle.

« Il avait bien lieu d’être fier. Et moi aussi, j’étais fier en son nom, sans être pourtant aussi certain que lui des extraordinaires avantages de son marché. C’était une prodigieuse aventure ! Mais je ne songeais guère à l’intrépidité de Jim, et j’en faisais même singulièrement peu de cas, comme si c’eût été chose trop conventionnelle pour faire la base de l’affaire. Non ! J’étais bien plus frappé par les autres talents qu’il avait déployés. Il avait su s’adapter à une situation toute nouvelle, et avait fait montre, dans cet ordre d’idées, d’une véritable souplesse d’esprit. Et d’à-propos aussi. C’était stupéfiant ! Et tout cela lui était venu, pour ainsi dire, comme le flair à un chien de race. Il n’était pas éloquent, mais il y avait une dignité dans sa réticence naturelle, une haute gravité dans ses balbutiements. Il souffrait toujours de son ancienne infirmité, et rougissait avec insistance. Mais, de temps en temps, un mot, une phrase lui échappaient, qui montraient avec quelle solennité, avec quelle profondeur il considérait une tâche qui lui avait valu une certitude de réhabilitation. Voilà pourquoi il aimait le pays et ses habitants avec une sorte de farouche égoïsme, avec une méprisante tendresse. »



XXV


– « C’est ici que je suis resté trois jours prisonnier, me soufflait-il, lors de notre visite au Rajah, pendant que nous