Page:Conrad - Lord Jim, trad. Neel.djvu/232

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plus obstinées que celles des hommes. Quant aux simples paysans des villages voisins, ils croyaient et affirmaient comme la chose la plus naturelle du monde, que Jim avait porté les canons sur son dos, deux par deux, jusqu’au sommet de la montagne.

« Quand il entendait dire cela, Jim tapait du pied, et s’écriait avec un petit rire agacé : – « Que voulez-vous faire, avec de pauvres idiots de ce genre ? Ils veillent la moitié de la nuit, pour se raconter des histoires à dormir debout, et plus énorme est le mensonge, plus ils sont contents ! » On pouvait déceler, dans cette irritation, l’influence de tout ce qui l’entourait : c’était un des liens qui le retenaient prisonnier. L’insistance avec laquelle il se défendait était amusante, et je finis par dire : – « Mon cher ami, vous ne me soupçonnez pas de croire à ces bourdes ? » Il eut l’air tout surpris : – « Ah, non ! Je ne le pense pas ! » fit-il, avec un éclat de rire homérique. En tout cas, les canons avaient été hissés, et ils partirent tous à la fois, au lever du soleil. – « Par Jupiter ! J’aurais voulu que vous vissiez sauter les éclats de bois ! » s’écria-t-il. À côté de lui, Dain Waris qui l’écoutait avec un sourire paisible, baissa les paupières et remua un peu les pieds. L’heureux transport des canons avait donné aux hommes de Jim une telle assurance qu’il se risqua à confier la batterie à deux vieux Bugis qui avaient vu la guerre dans leur temps, et alla rejoindre dans le ravin où ils se tenaient cachés, Dain Waris et sa troupe d’assaut. Aux premières lueurs de l’aube, ils se mirent à grimper et arrivés aux deux tiers de la pente, se tapirent dans l’herbe humide, en attendant l’apparition du soleil qui devait donner le signal convenu. Jim me dépeignait l’impatience et l’angoissante émotion avec lesquelles il guettait le lever rapide du jour ; après la chaleur du travail et de l’ascension, il sentait la rosée froide du matin lui glacer les os ; il avait peur de se mettre à frissonner et à trembler comme une feuille avant le moment de l’assaut. – « Ce fut la plus longue demi-heure de ma vie ! » affirmait-il. Peu à peu, l’enceinte s’était silhouettée sur le ciel, au-dessus de sa tête. Disséminés tout le long de la pente, des hommes se cachaient derrière des rochers sombres et des buissons tombants. Dain Waris était allongé à côté de lui. – « Nous nous sommes regardés », fit Jim, en posant doucement la