Page:Conrad - Lord Jim, trad. Neel.djvu/240

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écorce. Autour de la tête de ces frêles piquets, courait une guirlande de feuilles et de fleurs…, et les fleurs étaient fraîches.

« Que l’ombre soit ou non le fruit de mon imagination, je suis en tout cas, vous le voyez, en possession de ce fait significatif d’une tombe que l’on n’oubliait pas. Quand je vous aurai dit, au surplus, que Jim avait, de ses propres mains, dressé la rustique barrière, vous verrez tout de suite ce qui différencie cette histoire-là des autres histoires, et ce qui la caractérise. Il y a, dans cette participation à la tendresse et au souvenir d’un autre être, quelque chose qui convenait fort à la gravité du jeune homme. Il avait une conscience, et une conscience romanesque. De toute sa vie, la femme de l’innommable Cornélius n’avait eu d’autre compagne, d’autre confidente, d’autre amie non plus que sa fille. Ce qui avait pu amener la pauvre femme, après avoir quitté le père de sa fille, à épouser l’affreux petit Portugais de Malacca ; ce qui avait commandé la séparation même : une mort qui peut être clémente, ou l’impitoyable fardeau des conventions, c’est un mystère pour moi. Les quelques allusions faites en ma présence par Stein, qui connaissait tant d’histoires, m’ont fait comprendre que la malheureuse n’était pas une femme ordinaire. Son père était un blanc, un grand fonctionnaire, un de ces hommes brillamment doués, qui ne sont pas assez ternes pour ménager leur succès, et dont la carrière se termine souvent dans l’ombre. Elle aussi, elle avait dû ignorer l’assouplissement salutaire, et sa carrière s’était terminée à Patusan. Notre commune destinée – car où est l’homme, j’entends l’homme vraiment sensible, qui ne se souvienne vaguement d’avoir été, dans la plénitude de la possession, délaissé par un être ou une chose plus précieux que la vie ? – notre commune destinée pèse d’un poids particulièrement lourd sur les femmes. Elle ne les punit pas comme un maître despotique, mais leur inflige de lentes tortures, comme pour satisfaire une rancune secrète et implacable. On dirait que désignée pour tout conduire ici-bas, elle cherche à se venger sur les êtres les plus prêts à s’affranchir des entraves de la prudence humaine ; car ce sont les femmes qui savent seules faire passer parfois dans leur amour un élément juste assez sensible pour faire peur, une note de tendresse surhumaine. Je