Page:Conrad - Lord Jim, trad. Neel.djvu/243

La bibliothèque libre.
Cette page n’a pas encore été corrigée

pas fâché, vous non plus, de tirer quelque chose… Laissez-moi parler… Dites-lui que je connais l’histoire, mais que je n’ai pas adressé de rapport à mon gouvernement. Pas encore… Vous voyez ? À quoi bon un rapport, hein ? Dites-lui de venir me trouver, si on le laisse sortir vivant du pays. Il fera bien de se garder à carreau. Hein ? Je ne poserai pas de questions, c’est promis. En douce, vous comprenez… À vous aussi, je vous donnerai quelque chose… Une petite commission pour votre peine. Ne m’interrompez pas ! Je suis fonctionnaire du gouvernement et ne fais pas de rapport. Ce sont les affaires. Compris ? Je connais de braves gens qui achèteront tout ce qui en vaudra la peine, et qui lui donneront plus d’argent que le coquin n’en a vu de sa vie. Je connais ce genre de types… » Il me regardait fixement, les deux yeux ouverts, et je le contemplais avec stupeur, en me demandant s’il était fou ou ivre. Il suait, soufflait, geignait et se grattait avec un sang-froid si répugnant, que je ne pus supporter assez longtemps ce spectacle pour démêler la vérité de l’histoire. Le lendemain, des bavardages d’oisif avec des familiers de la petite cour indigène me donnèrent vent d’une légende qui se propageait lentement sur la côte : on parlait d’un blanc mystérieux, installé au Patusan, qui avait mis la main sur une pierre prodigieuse, une émeraude de dimensions énormes et d’inestimable valeur. L’émeraude semble plus que toute autre gemme, frapper les imaginations orientales. Le blanc l’avait dérobée, disait-on, moitié par ruse, moitié grâce à sa force prodigieuse, au chef d’un pays lointain, d’où il s’était aussitôt enfui, pour arriver dans un dénuement total au Patusan ; là il avait épouvanté les indigènes, par une férocité sans bornes, que rien ne pouvait apaiser. La plupart de mes interlocuteurs étaient d’avis que cette émeraude devait être une pierre fatale, comme la fameuse pierre du Sultan de Succadano, qui avait, en un temps, déchaîné sur le pays des guerres et des calamités inouïes. Peut-être était-ce la même ?… Savait-on ?… À vrai dire, la légende d’une émeraude de grosseur fabuleuse est aussi ancienne que l’arrivée des premiers blancs dans l’Archipel Indien, et la croyance en persiste si bien qu’il y a moins de quarante ans, une enquête officielle fut menée par les autorités hollandaises, pour dégager la vérité de cette histoire. Pareil bijou, m’expliquait le