Page:Conrad - Lord Jim, trad. Neel.djvu/249

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dernières années, mais ses livres étaient déchirés et plusieurs manquaient. Il essayait d’en rejeter la faute sur sa femme morte. L’ignoble coquin ! Je finis par lui interdire de jamais prononcer le nom de cette femme ; cela faisait pleurer Bijou ! Je n’ai jamais su ce qu’il avait pu faire de toutes les marchandises ; dans les magasins, il ne restait rien, que des rats qui s’en donnaient à cœur joie dans une litière de papier brun et de vieille toile à sacs. On m’affirme, de tous côtés, qu’il a un gros magot enfoui quelque part, mais vous pensez bien que je n’ai jamais rien pu lui faire avouer. C’est une existence bien misérable que j’ai menée dans cette odieuse maison ! Je faisais de mon mieux pour Stein, mais j’avais à ouvrir l’œil d’autre part. Quand je m’étais réfugié chez Doramin, le vieux Tunku Allang, pris de peur, m’avait rendu mon bagage. Il l’avait fait d’une façon détournée et pleine de mystère, par l’intermédiaire d’un Chinois qui tient ici une petite boutique ; mais à peine eus-je quitté les Bugis pour vivre chez Cornélius, que l’on se mit à parler résolument de la résolution du Rajah de me faire tuer avant longtemps. Agréable perspective, n’est-ce pas ? Je n’imaginais pas, à vrai dire, ce qui eût pu l’en empêcher, s’il eût été réellement décidé. Le pis, c’est que j’avais pleine conscience de n’être d’aucune utilité à Stein, plus qu’à moi-même. Oh ! elles furent bien odieuses, ces six semaines-là, d’un bout à l’autre ! »



XXX


– « Il poursuivait son récit, en me disant ignorer ce qui l’avait fait rester, malgré tout. Mais il n’est pas bien difficile de le deviner. Il sympathisait profondément avec la jeune fille, laissée sans défense à la merci « de ce vil et lâche coquin ». Il paraît que Cornélius lui faisait mener une existence terrible, et c’est seulement faute de courage, sans doute, qu’il n’en venait pas aux coups. Il insistait pour qu’elle l’appelât : – « mon père…, et avec respect encore, avec respect, entends-tu ?… », braillait-il, en brandissant son petit poing jaune devant le visage de la jeune fille. « Je