Page:Conrad - Lord Jim, trad. Neel.djvu/252

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autour de lui, dans l’ombre. Rien n’eût pu être mieux calculé pour ébranler les plus solides des nerfs. Enfin, une nuit, Cornélius vint, avec un appareil d’inquiétude et de mystère, lui faire sur un ton de cajolerie solennelle une aimable proposition : moyennant cent dollars, ou peut-être même quatre-vingts, – oui, mettons quatre-vingts, – lui, Cornélius, se chargeait de trouver un homme de confiance qui emmènerait Jim, en toute sécurité, jusqu’à l’embouchure de la rivière. Il n’y avait plus rien d’autre à faire, s’il tenait pour un sou à la vie. Qu’est-ce que quatre-vingts dollars ? Une bagatelle, une somme insignifiante ! Au contraire, pour lui Cornélius, qui devait rester à son poste, c’était véritablement tenter la mort que de donner pareille preuve de dévouement au jeune protégé de M. Stein. Le spectacle de ses grimaces abjectes était intolérable, me disait Jim : il se tirait les cheveux, se frappait la poitrine, se balançait d’avant en arrière, les mains sur le ventre, et finit par faire mine de verser des larmes. – « Que votre sang retombe sur votre tête ! » glapit-il enfin, en se précipitant au-dehors. Il serait curieux de savoir jusqu’à quel point le misérable était sincère, en cette occurrence. Jim m’avoua n’avoir pas fermé l’œil après le départ du triste sire. Allongé sur une natte mince, jetée sur le plancher de bambou, il s’efforçait machinalement de distinguer les poutres nues, et prêtait l’oreille aux frôlements qui passaient dans le chaume délabré. Une étoile scintilla tout à coup à travers un trou du toit. Tout n’était que tourbillons dans le cerveau du jeune homme, et c’est pourtant cette nuit-là qu’il édifia son plan de bataille contre le Chérif Ali. Ce projet avait été l’objet de tous ses rêves, en dehors des moments qu’il consacrait à d’impossibles investigations dans les affaires de Stein, mais l’idée nette s’en imposa à lui, d’un seul coup, à ce moment précis. On dirait qu’il avait vu les canons en batterie sur le sommet de la montagne. Il finit par se sentir agité et fiévreux et se rendit compte qu’il n’avait pas à attendre de sommeil ce soir-là. Il bondit et sortit sur la véranda. Il marchait pieds nus et tomba sur la jeune fille qui se tenait immobile contre le mur aux aguets. Tel était l’état d’esprit de Jim qu’il ne s’étonna pas de la trouver debout non plus que de l’accent d’inquiétude avec lequel elle lui demanda tout bas où pouvait être Cornélius. Il répondit simplement