Page:Conrad - Lord Jim, trad. Neel.djvu/254

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avec peine, comme un malade en proie à un accès de fièvre froide. – « Non ! » cria Jim avec fureur. « Je n’y ai pas pensé, et je n’y penserai pas ! Je resterai ici, et je vivrai ici, à Patusan !… » – « Vous y m… m… mourrez ! » répondit Cornélius, en tremblant toujours, et d’une voix expirante. Toute la scène était si absurde et si irritante que Jim ne savait s’il devait rire ou se fâcher. – « Pas avant de vous avoir démoli, en tout cas », lança-t-il avec exaspération, malgré une forte envie de rire. Et il poursuivit, à demi sérieusement (souvenez-vous que ses rêves l’avaient fort exalté) : « Rien ne peut me toucher ; vous pouvez essayer les pires de vos diableries ! » Le falot Cornélius lui apparaissait, à ce moment-là, comme l’odieuse incarnation de toutes les difficultés et de tous les obstacles semés sur sa route. Il se laissa entraîner (ses nerfs avaient été un peu trop tendus depuis quelque jours) à lui prodiguer de jolis noms : filou, menteur, sale coquin ! et se comporta d’extraordinaire façon. Il avoue avoir outrepassé toutes les bornes ; il était hors de lui ; il mettait le Patusan tout entier au défi de lui faire peur et de le chasser ; il affirmait qu’il saurait bien faire danser les gens au son de son violon ; tout cela avec un accent de vantardise menaçante. Scène parfaitement grotesque et risible, et dont le seul souvenir lui faisait brûler les oreilles. Il avait un peu perdu la boule… La jeune femme, assise près de nous, me fit un signe net de sa petite tête, eut un léger froncement de sourcils, et me dit, avec une solennité enfantine : – « Je l’entendais ! » Jim rit en rougissant. Ce qui avait fini par le faire taire, ce fut le silence, le silence profond, le silence de mort de la forme indistincte qui paraissait perdue là-bas, brisée sur la rampe, dans une immobilité sinistre. Il revint à lui et se tut tout à coup, très étonné de ce qu’il venait de faire. Il garda, un instant, les yeux fixés sur Cornélius, qui ne faisait pas un bruit, pas un mouvement, « comme s’il fût mort pendant que je faisais tout le vacarme », m’expliquait le jeune homme. Si grande était sa confusion, qu’il se précipita sans un mot dans sa chambre, pour se jeter à nouveau sur sa natte. Sa fureur devait lui avoir fait du bien, car il s’endormit aussitôt comme un enfant, pour le reste de la nuit. Il y avait des semaines qu’il n’avait dormi comme cela. – « Mais moi, je ne dormais pas ! » interrompit la jeune femme, qui