Page:Conrad - Lord Jim, trad. Neel.djvu/262

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temps très droite, dans la petite main, sans le moindre tressaillement. Obéissants et muets, les trois hommes marchaient d’un pas automatique. Jim les fit placer en rang ; – « Prenez-vous le bras ! ordonna-t-il et ils s’exécutèrent. « Le premier qui dégage son bras ou qui tourne la tête est un homme mort ! » déclara-t-il. « En avant ! » Ils s’ébranlèrent d’un seul pas, très raides ; il les suivit, accompagné par la jeune fille, qui élevait toujours la torche au-dessus de sa robe blanche traînante et de ses cheveux noirs tombant jusqu’à la taille. Droite et onduleuse elle paraissait glisser sans toucher terre ; on n’entendait qu’un frou-frou soyeux et le frôlement des longues herbes. « Halte ! » cria Jim.

« La berge du fleuve était abrupte ; une grande fraîcheur montait ; la lumière tombait sur une nappe sombre et lisse qui bouillonnait sans une ride ; à droite et à gauche, les masses noires des maisons se pressaient sous le net profil des toits. – « Présentez mes compliments au Chérif Ali, en attendant que j’aille les lui présenter moi-même », cria Jim. Aucun des trois hommes ne bougea la tête. « Sautez ! » tonna-t-il. Les trois corps ne firent qu’un seul bruit en tombant : une gerbe d’eau jaillit ; des têtes noires émergèrent convulsivement et disparurent à nouveau, mais on entendait un grand bruit de souffle et d’eau agitée qui allait en s’affaiblissant, car les hommes plongeaient avec ardeur, dans la crainte mortelle d’une balle d’adieu. Jim se tourna vers sa compagne qui était restée tout ce temps immobile et silencieuse. Son cœur, soudain trop gros pour sa poitrine, l’étranglait au creux de la gorge. C’est cela qui le fit sans doute rester si longtemps muet ; la jeune fille croisa ses yeux avec les siens, puis jeta tout à coup d’un geste large, la torche allumée dans la rivière. Vive et vermeille, la flamme décrivit dans l’obscurité une longue trajectoire, avant de tomber à l’eau avec un sifflement aigu, et la douceur de la nuit étoilée descendit sur eux sans contrainte.

« Jim ne m’a pas raconté ce qu’il avait dit en retrouvant la voix. Je ne crois pas qu’il ait été bien éloquent. Le monde était silencieux, et, la nuit soupirait sur eux ; c’était une de ces nuits qui semblent faites pour abriter toutes les tendresses ; une de ces heures où nos âmes paraissent libérées de leur sombre enveloppe, et s’avivent d’une sensibilité exquise