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Page:Conrad - Lord Jim, trad. Neel.djvu/273

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passions de cette terre. Le sol même sur lequel je me tenais semblait se dérober sous mes pieds. Et c’était bien simple, pourtant : si les esprits évoqués par nos terreurs et nos inquiétudes ont jamais eu à témoigner l’un pour l’autre de leur constance devant les pauvres magiciens que nous sommes, alors, moi, – moi seul des fils de la chair, – j’ai frémi du frisson désespéré d’une tâche pareille Un signal… Un appel… ! En quels termes frappants s’exprimait son ignorance ! Quelques mots ! Comment elle les avait appris ; comment elle était arrivée à les prononcer, je ne puis me le figurer. Les femmes trouvent leurs inspirations dans des causes d’émotions qui nous semblent à nous simplement odieuses, absurdes ou futiles. C’était assez de s’apercevoir qu’elle avait une voix, pour se sentir le cœur rempli d’épouvante. Si une pierre broyée sous le pied eût crié sa douleur, le miracle ne m’eût pas paru plus grand et plus pitoyable. Les quelques mots soupirés dans l’ombre avaient rendu tragiques à mes yeux ces deux âmes enténébrées. Il était impossible de lui faire comprendre ! J’enrageais en silence de mon impuissance. Et Jim aussi… Pauvre diable ! Qui pouvait avoir besoin, ou se souvenir de lui ? Il avait ce qu’il demandait. Son existence même était probablement oubliée maintenant. Ils avaient subjugué leurs destins. Ils étaient tragiques !

« Devant moi, l’immobilité de la jeune femme était manifestement expectante, et j’avais à parler pour mon frère, échappé au royaume des ombres oublieuses. J’étais profondément ému de ma responsabilité devant cette détresse. J’aurais tout donné pour pouvoir apaiser cette âme frêle qui se torturait dans son invincible ignorance comme se meurtrit un petit oiseau contre les barreaux cruels d’une cage. Rien de plus facile que de dire : « Ne craignez rien ! » mais rien de plus difficile aussi ! Comment peut-on tuer la peur, je me le demande ? comment peut-on traverser d’une balle un cœur de spectre, trancher sa tête spectrale, le prendre à sa gorge de spectre ? C’est une impossibilité à quoi l’on se heurte dans les rêves, et à laquelle on est heureux d’échapper avec des cheveux humides et des membres tremblants. La balle n’est pas fondue, le fer n’est pas forgé, l’homme n’est pas né encore ; les paroles ailées de la vérité même tombent à nos pieds comme des