Page:Conrad - Lord Jim, trad. Neel.djvu/28

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
LORD JIM

l’avenir, il n’aurait plus à se préoccuper de ses péchés, car les trois derniers jours lui avaient valu un sérieux entraînement pour l’endroit où s’en vont les mauvais garnements quand ils meurent… Ah oui ! diable !… Sans compter qu’il était à peu près assourdi par leur sacré vacarme !… Cette maudite vieille compound à condensation, ce tas de ferraille rouillée chahutait et tapait comme un vieux cabestan, et pis encore ; ce qui lui faisait risquer sa vie, nuit et jour que Dieu donne, sur ce rebut de chantier de démolition, tournant à cinquante-sept tours, c’est plus qu’il n’en aurait pu dire. Il fallait être intrépide, par le diable… Il… – « Où avez-vous trouvé à boire ? », demanda l’Allemand d’un ton furieux, mais sans plus bouger sous la lueur de l’habitacle qu’une effigie massive taillée dans un bloc de graisse. Jim continuait à sourire à l’horizon fuyant ; son cœur était plein d’impulsions généreuses, et son esprit se complaisait à sa propre supériorité. – « À boire ! » répétait le mécanicien avec un doux mépris ; silhouette vague aux jambes molles il s’accrochait des deux mains à la lisse. « Pas chez vous, capitaine ; vous êtes bien trop pingre, par le diable ! Vous laisseriez crever un brave homme sans lui donner une goutte de shnaps ! Voilà bien l’ordre des Allemands ; économies de bouts de chandelles et prodigalité… » Il devenait sentimental ; le chef lui avait donné deux doigts d’eau-de-vie, vers dix heures, « mais une seule fois, vous savez, le bon vieux ! Quant à le sortir de sa couchette, le vieux filou, une grue de cinq tonnes n’y serait pas arrivée. Sûrement ! Pas ce soir, au moins ! Il dormait tranquille comme un petit enfant, avec une bouteille d’eau-de-vie de première qualité sous son oreiller. » De la gorge épaisse du capitaine sortait un grognement sourd où revenait le mot schwein, modulé sur des notes hautes et basses, comme flotte une plume capricieuse, emportée par un souffle d’air. Le premier mécanicien et lui étaient d’anciens compères, au service tous deux depuis nombre d’années, de ce vieux Chinois jovial et madré, aux lunettes à monture de corne et aux vénérables cheveux gris tressés de brins de soie rouge. L’opinion générale, sur les quais des ports d’attache du Patna, c’est qu’en matière de fraudes impudentes, ces deux-là avaient fait ensemble à peu près tout ce qu’on peut imaginer. Extérieurement, ils étaient assez mal

27