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Page:Conrad - Lord Jim, trad. Neel.djvu/282

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le plus infortuné des hommes, triste victime écrasée comme un ver, et me suppliait de le regarder. Je ne voulais pas tourner la tête, mais du coin de l’œil, je voyais son ombre obséquieuse glisser derrière la mienne, tandis qu’à notre droite, la lune semblait contempler la scène avec sérénité. Comme je vous l’ai dit, il essayait de m’expliquer son rôle dans la nuit mémorable. C’était simple affaire d’à-propos. Comment savoir qui allait sortir vainqueur de la lutte ? – « Je l’aurais sauvé, honorable Monsieur ; je l’aurais sauvé pour quatre-vingts dollars ! » protestait-il d’un ton doucereux, en marchant à grands pas derrière moi. – « Il s’est sauvé lui-même », répondis-je, « et il vous a pardonné. » J’entendis une sorte de ricanement et me tournai vers lui ; il parut aussitôt prêt à prendre les jambes à son cou. « Qu’est-ce qui vous fait rire ? » demandai-je, en m’arrêtant court. – « Ne vous y trompez pas, honorable Monsieur », cria-t-il, en perdant évidemment tout contrôle sur ses sentiments. « Lui, se sauver ! Mais il ne sait rien, honorable Monsieur, rien du tout ! Qu’est-il ? Que veut-il ici, le brigand, que veut-il ici ? Il jette de la poudre dans tous les yeux, il en jette aux vôtres, honorable Monsieur, mais aux miens il ne peut pas en jeter. C’est un grand niais, honorable Monsieur ! » Je me mis à rire avec mépris, et pivotai sur les talons pour reprendre mon chemin. Cornélius trottait près de moi, en chuchotant avec volubilité : « Ce n’est qu’un petit enfant, ici… un petit enfant, rien qu’un petit enfant ! » Bien entendu, je ne faisais nulle attention à ses paroles et voyant que le temps pressait, car nous approchions de la clairière, et la clôture de bambou luisait au-dessus du sol noirci, il en vint au point. Il commença par se montrer abjectement pleurard. Ses grands malheurs avaient affecté sa tête. Il comptait sur ma bonté pour excuser ce que ses misères lui faisaient seules dire. Il ne voulait pas de mal, seulement l’honorable Monsieur ne savait pas ce que c’est que d’être ruiné, brisé, foulé aux pieds. Après cette entrée en matière, il aborda le sujet qui lui tenait au cœur, mais de façon si tortueuse, si décousue et si couarde que je ne pus de longtemps discerner où il en voulait venir. Il me priait d’intercéder en sa faveur auprès de Jim. Il y avait là aussi une affaire d’argent quelconque : j’entendais de temps en temps des paroles sans suite : – « … une somme modeste… une dotation