Page:Conrad - Lord Jim, trad. Neel.djvu/287

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péniblement sur un miroir. Ce groupe de pauvres bicoques constituait le village de pêcheurs qui se targuait de la protection spéciale du seigneur blanc, et les deux hommes du canot étaient le vieux chef et son gendre. Ils accostèrent et vinrent à nous sur le sable clair, maigres et bruns, comme s’ils eussent été fumés, avec des plaques cendrées sur la peau de leurs poitrines et de leurs épaules nues. Ils avaient la tête serrée dans des foulards sales mais soigneusement roulés, et sans tarder, le vieillard se mit à exposer ses doléances avec volubilité, en étendant un bras maigre et en fixant sur Jim le regard confiant de ses vieux yeux chassieux. Les gens du Rajah ne voulaient pas leur laisser la paix ; il y avait eu des histoires, à propos d’œufs de tortue que les pêcheurs avaient été dénicher sur les îles, là-bas ; et s’appuyant à bout de bras sur sa pagaie, il tendait sa main brune et osseuse sur la mer. Jim l’écouta quelque temps sans lever les yeux, puis finit par lui dire doucement d’attendre un instant. Il l’écouterait tout à l’heure. Les deux hommes se retirèrent avec soumission à quelque distance, et s’accroupirent sur leurs talons, les pagaies posées devant eux sur le sable ; leurs yeux aux reflets d’argent nous suivaient avec patience, et l’immensité déployée de la mer, l’immobilité de la côte, étendue au nord et au sud, hors des limites de la vision, faisaient une Présence colossale qui regardait les quatre nains que nous étions, perdus sur ce banc de sable étincelant.

– « Le malheur », fit tristement Jim, « c’est que, depuis des siècles, les pauvres pêcheurs de ce village ont été considérés comme des esclaves personnels du Rajah, et le vieux drôle ne peut pas se mettre dans la tête que… »

« Il s’arrêta. – « Que vous avez changé tout cela… » hasardai-je.

– « Oui ! J’ai changé tout cela ! » murmura-t-il, d’une voix sombre.

– « Vous avez trouvé une belle chance », fis-je.

– « Vous croyez ? » répondit-il. « Mon Dieu oui ! Vous avez raison ! Oui, j’ai retrouvé ma confiance en moi-même, avec un nom glorieux… et pourtant, je voudrais… quelquefois… Non, je me tiendrai à ce que j’ai là ; on ne saurait trouver mieux. » Il allongea le bras vers la mer. « Pas là-bas, en tout cas… » et frappant le sable du pied : « Voici ma