Page:Conrad - Lord Jim, trad. Neel.djvu/289

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et le grand silence de la terre, du ciel et de la mer dominait si bien toutes mes pensées que le son de sa voix me fit tressaillir. « Il y a Bijou ! » – « Oui », murmurai-je. – « Je n’ai pas besoin de vous dire ce qu’elle est pour moi », reprit-il. « Vous avez vu… Un jour, elle finira par comprendre… » – « Je le souhaite », interrompis-je. – « Elle aussi, elle a foi en moi », murmura-t-il, d’un ton rêveur, puis avec un accent nouveau : « À quand notre prochaine rencontre, je me le demande ? »

– « À jamais… à moins que vous ne reveniez », répondis-je, en fuyant son regard. Il ne parut pas surpris, mais resta un instant immobile.

– « Adieu, alors », fit-il, après un silence. « Peut-être cela vaut-il mieux ! »

« Nous nous serrâmes la main, et je me dirigeai vers le canot qui m’attendait, l’avant sur le sable. Grand’voile déployée et foc au vent, la goélette dansait sur la mer de pourpre ; ses voiles se teintaient de rose. – « Comptez-vous bientôt retourner là-bas ? » me demanda Jim, au moment où je passais le pied par-dessus le bordage. – « Dans un an, à peu près, si je vis », répondis-je. Le brion racla la grève ; le canot flotta ; les rames humides brillèrent et tombèrent à l’eau, une fois… deux fois… Jim éleva la voix : – « Dites-leur… » commença-t-il. Je fis signe aux rameurs de suspendre leur nage et attendis avec étonnement. Dire à qui ? Le soleil à demi submergé l’éclairait en plein et je voyais son rouge éclat dans les yeux qui me lançaient un regard muet… « Non… rien… », conclut-il, et il fit, d’un geste léger de la main, signe aux matelots de repartir. Je ne regardai plus le rivage avant d’avoir grimpé sur la goélette.

« Le soleil était couché. Le crépuscule tombait sur l’Orient et la côte devenue toute noire étendait à l’infini son mur sombre qui paraissait être le rempart même de la nuit. Au couchant, l’horizon n’était qu’un flamboiement d’or et de pourpre d’où, sombre et immobile, un gros nuage flottant faisait tomber sur la mer une ombre d’ardoise ; sur la grève, Jim attendait de voir la goélette abattre et prendre de l’erre.

« Les deux pêcheurs demi-nus s’étaient levés à mon départ ; ils déversaient sans doute dans les oreilles du seigneur blanc les pauvres doléances de leur misérable