Page:Conrad - Lord Jim, trad. Neel.djvu/291

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son contenu, puis le posa sur la table pour se diriger vers la fenêtre. Son appartement était perché au dernier étage d’une haute bâtisse, et à travers les carreaux clairs, son regard portait très loin, comme à travers une lanterne de phare. Les pentes des toits luisaient ; les crêtes noires brisées se succédaient à l’infini, comme des vagues sombres et sans écume, et sous ses pieds montait, des profondeurs de la ville, une confuse et inlassable rumeur. Multiples et disséminés au hasard, des clochers d’églises se dressaient comme des balises sur des bas-fonds inextricables et dépourvus de chenal ; la pluie oblique se fondait dans le crépuscule tombant d’un soir d’hiver, et sur une tour les coups d’une grosse cloche qui sonnait l’heure, roulaient en bouffées formidables et austères, avec une vibration aiguë tout au fond. L’homme tira les lourds rideaux.

La lumière abattue de sa lampe dormait comme une mare abritée ; ses pas tombaient sans bruit sur le tapis ; ses jours errants étaient passés. Plus d’horizons illimités comme l’espérance ; plus de pénombre de forêts solennelles comme des temples, dans l’ardente poursuite du Pays éternellement vierge, par-dessus les collines, derrière les torrents, au-delà des mers. Jamais plus ! Jamais plus… Mais sous la lampe, le paquet ouvert évoquait les sons, les visions, le parfum même du passé : une multitude de visages effacés, une rumeur de voix basses, mourant au bord de rivières lointaines, sous un soleil passionné et sans consolations. Il soupira et s’assit pour lire.

Il trouva dans l’enveloppe trois plis distincts : de nombreuses pages épinglées et copieusement noircies, une feuille volante de papier grisâtre, avec quelques lignes tracées d’une écriture qu’il n’avait jamais vue, et une lettre explicative de Marlow. De ces dernières pages s’échappa une seconde lettre, jaunie par le temps et éraillée aux plis. Il la ramassa, la mit de côté, et revenant au message de Marlow, en parcourut rapidement les premières lignes, pour s’arrêter bientôt et lire ensuite attentivement, comme un homme qui aborde à pas lents, et avec des yeux grands ouverts, le pays inconnu qui va se dévoiler à ses regards.

– « … Je ne pense pas que vous ayez oublié », disait la lettre. « Seul, vous avez fait montre d’intérêt pour celui qui survivait au récit de son histoire ; vous n’admettiez