Page:Conrad - Lord Jim, trad. Neel.djvu/293

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leur… » ; j’avais attendu avec curiosité, je l’avoue, avec espoir aussi, mais il avait ajouté : « Non… rien… ! » Ce fut tout, ce jour-là, et il n’y aura rien de plus ; il n’y aura pas de message, pas d’autre au moins que celui que chacun de nous peut trouver dans le langage des faits, si souvent plus énigmatique que les plus subtils arrangements de mots. Il a fait, pourtant, une dernière tentative pour s’expliquer, tentative infructueuse encore, comme vous vous en rendrez compte en jetant un coup d’œil sur la feuille grise ci-jointe. Il a essayé d’écrire : voyez cette écriture banale. Il a daté sa lettre : « Du Fort ; Patusan », ce qui me fait conclure qu’il avait mis à exécution son projet, de transformer son domaine en un lieu de défense. Son plan était excellent : un fossé profond, un mur de terre couronné d’une palissade, et aux angles, des canons montés sur plates-formes, pour balayer les quatre faces du quadrilatère. Doramin avait consenti à lui fournir les canons, et de la sorte, ses fidèles savaient pouvoir compter sur un refuge, où se rallieraient tous ses partisans en cas de danger subit. Tout cela prouvait ses vues judicieuses, sa foi dans l’avenir. Ceux qu’il appelait « mes gens à moi », les captifs libérés du Chérif, devaient, avec leurs huttes et de petits lopins de terre disposés autour du fort central, se grouper, à Patusan, en un quartier distinct. Dans son enceinte, il représenterait, à lui tout seul, une armée invincible. « Du Fort ; Patusan. » Pas de date, vous le voyez. Qu’importent un nom et un quantième, pour un jour entre les jours ? Il est impossible de dire à qui il pensait, en prenant la plume : à Stein, à moi, au monde en général… ou ne faut-il voir là que le cri d’effroi sans adresse d’un solitaire en face de sa destinée ? – « Une chose terrible vient d’arriver !… » écrit-il, avant de jeter la plume pour la première fois ; regardez sous ces mots la tache d’encre qui s’effile en pointe de flèche. Après un moment, il a fait une nouvelle tentative, et griffonné lourdement, avec une main de plomb, la seconde ligne : – « Il faut, maintenant, sans tarder, que je… » La plume a craché, et il a renoncé. Il n’y a rien de plus. Il a vu un gouffre formidable que le regard ni la voix ne pouvaient franchir. Voilà ce que je crois comprendre. Il a été écrasé par l’inexplicable, par sa propre personnalité, par la générosité même de cette destinée, qu’il avait tant fait pour maîtriser.