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Page:Conrad - Lord Jim, trad. Neel.djvu/301

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répondit pas à mon salut silencieux. Je m’échappai avec soulagement.

« Je la revis une fois encore, l’après-midi même. En la quittant, j’étais allé à la recherche de Stein, que je ne pus trouver dans la maison ; en proie à des pensées désolantes, je me mis à errer dans les jardins, ces fameux jardins de Stein, où poussent toutes les plantes et tous les arbres des basses régions tropicales. Je suivis le cours canalisé d’un ruisseau, et restai longuement assis sur un banc ombragé, près d’un étang artificiel, où des oiseaux aquatiques aux ailes rognées pataugeaient et plongeaient à grand bruit. Derrière mon dos, les brandes des chênes d’Australie me rappelaient, par leur mouvement léger mais incessant, le sifflement des sapins de chez nous.

« Ce son triste et continu était un accompagnement bien fait pour ma méditation. La jeune femme me disait qu’il avait été arraché par un rêve, et il n’y avait rien à répondre ; une telle transgression paraissait bien impardonnable. Et pourtant, l’humanité même, dans sa course aveugle, n’est-elle pas poussée aussi par ses rêves de grandeur et de puissance, sur la sombre route des excès de cruauté, et des excès de dévotion ? Et qu’est-ce donc, après tout, que la poursuite de la vérité ?

« En me levant pour regagner la maison, j’aperçus, à travers une brèche de verdure, le manteau brun de Stein, et je le rencontrai bientôt, à un détour du chemin, qui se promenait avec la jeune femme. Elle posait sa petite main sur le bras du vieillard, qui, sous le large bord plat du panama, penchait vers elle, avec une déférence apitoyée et chevaleresque, sa tête grise et paternelle. Je m’effaçai, mais ils s’arrêtèrent en face de moi. Stein contemplait le sol à ses pieds ; la jeune femme, droite et légère à son bras, lançait derrière son dos, le regard d’yeux noirs, clairs, immobiles. – « Schrecklich ! » soupira le vieillard ; « c’est terrible ! terrible ! Que peut-on faire ? » Il semblait m’implorer, mais la jeunesse de sa compagne et la longueur des jours suspendus sur sa tête me touchaient le cœur plus que son appel, et soudain, tout en réalisant mon impuissance, je me mis à plaider, pour son soulagement à elle, la cause de mon ami. – « Il faut lui pardonner », conclus-je, et ma voix sans timbre paraissait s’étouffer dans une immensité indifférente et