Page:Conrad - Lord Jim, trad. Neel.djvu/305

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paraît s’être posté, avec sa goélette pourrie, autour des Philippines, et s’être battu contre la mauvaise fortune, jusqu’au jour fixé par le destin, où mêlé à l’histoire de Jim, il devient un complice aveugle des Sombres Puissances.

« Il m’a affirmé que, lorsqu’un patrouilleur espagnol l’arrêta, il s’employait seulement au transport de quelques fusils pour les insurgés. Je ne vois pas très bien alors ce qu’il pouvait faire au large de la côte sud de Mindanao. Je suis convaincu, je vous l’avoue, qu’il rançonnait par terreur les villages indigènes de la côte. L’important, c’est que le patrouilleur, mettant une garde à son bord, le fit marcher avec lui de conserve jusqu’à Zamboanga. Mais en route, pour une raison quelconque, les deux bateaux durent faire escale dans un de ces nouveaux établissements espagnols, – dont on n’a jamais rien fait, en définitive, – où ils ne trouvèrent pas seulement un fonctionnaire civil à terre, mais à l’ancre, dans la petite rade, une bonne grosse goélette de cabotage ; c’est ce bateau, de tout point supérieur au sien, que Brown résolut de voler. De son propre aveu, il traversait une période de déveine. Le monde, qu’il avait, avec un dédain féroce et agressif, pressuré pendant vingt ans, ne lui avait laissé, pour tout avantage matériel, qu’un petit sac de dollars d’argent, si bien caché dans sa cabine, que le diable lui-même ne l’aurait pas flairé. C’était tout, absolument tout. Il était las de son existence, et n’avait pas peur de la mort. Mais cet homme, prêt avec une indifférence amère et goguenarde à risquer sa vie pour un caprice, avait une peur mortelle de la prison. La seule idée d’être enfermé lui donnait des sueurs froides, ébranlait ses nerfs, tournait son sang en eau et lui causait cette sorte d’instinctive horreur, cette épouvante qu’éprouverait un homme superstitieux à la pensée de subir l’étreinte d’un fantôme. C’est ce qui explique que le fonctionnaire civil venu à bord pour faire une enquête préliminaire sur la capture et poursuivre tout le jour des investigations assidues, repartit à terre, à la nuit tombée, emmitouflé dans son manteau, et en prenant bien soin de ne pas laisser sonner dans son sac tout le bien terrestre de Brown. Sur quoi, étant homme de parole, il s’arrangea, le lendemain soir, je crois, à dépêcher le garde-côte vers une mission d’extrême urgence. Ne pouvant détacher un équipage sur sa prise, le commandant