Page:Conrad - Lord Jim, trad. Neel.djvu/307

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larguèrent les amarres, en mettant à la voile devant une faible brise de terre, nul frisson n’agita la toile humide ; leur vieille goélette parut se détacher doucement du bâtiment volé, et s’évanouit sans bruit dans la nuit, en se confondant avec la masse noire de la côte.

« Ils s’échappèrent. Brown m’a conté en détail leur passage à travers les détroits de Macassar. Ce fut une aventure affreuse et sans merci. À court de vivres et d’eau, ils abordèrent plusieurs navires indigènes pour leur en prendre un peu à chacun. Avec un bâtiment volé, Brown n’osait naturellement relâcher dans aucun port. Il n’avait pas d’argent pour rien acheter, pas de papiers à présenter, et pas de mensonge assez plausible pour espérer se tirer d’affaire. Surpris une nuit à l’ancre, au large de Paulo Laut, un trois-mâts arabe, naviguant sous pavillon hollandais, leur valut un peu de riz sale, un régime de bananes et un baril d’eau ; trois jours de coup de chien brumeux du nord-ouest poussèrent la goélette dans la mer de Java. Les vagues boueuses et jaunâtres aspergeaient cette collection de bandits affamés. Ils aperçurent des paquebots-poste courant sur leur route immuable, croisèrent des bateaux anglais bien pourvus de vivres sous leurs flancs de fer rouillés, et qui, ancrés sur de petits fonds, attendaient un changement de temps ou un renversement de marée ; blanche et coquette sous ses deux mâts sveltes, une canonnière britannique coupa un jour leur route dans le lointain, et une autre fois, une corvette hollandaise, toute noire sous sa lourde mâture, s’avança lentement de leur côté, en fumant dans la brume. Ils passèrent sans qu’on les vît, ou sans qu’on songeât à les regarder, bande de brigands blêmes et émaciés, enragés par la faim et chassés par la peur. L’idée de Brown était de gagner Madagascar, où il espérait, sur des données peut-être fondées, vendre sa goélette à Tamatave, sans subir de questions embarrassantes, ou trouver, à son usage, des papiers plus ou moins truqués. Mais avant d’affronter la longue traversée de l’océan Indien, il lui fallait des vivres, et de l’eau aussi.

« Peut-être avait-il entendu parler de Patusan, ou en avait-il seulement lu par hasard le nom, écrit en petits caractères sur une carte ; il devait s’agir d’un gros village d’État indigène, posté sur un fleuve, d’un établissement