Page:Conrad - Lord Jim, trad. Neel.djvu/315

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méfiant sur le groupe de bandits barbus, anxieux, enfiévrés par le manque de sommeil.

« Une demi-heure de conversation confidentielle avec Cornélius ouvrit les yeux de Brown sur l’état des affaires intérieures du Patusan. Il fut immédiatement en éveil. Il y avait des possibilités, d’immenses possibilités ; mais avant de discuter les propositions de Cornélius, il stipula, comme garantie de bonne foi, un envoi de vivres. Cornélius le quitta pour descendre nonchalamment la pente vers la demeure du Rajah ; quelques minutes plus tard, des serviteurs de Tunku Allang apportaient une assez chiche provision de riz, de poivre et de poisson sec. C’était infiniment mieux que rien. Un peu après, Cornélius amena Kassim ; le Malais s’avançait avec une mine de pleine et joviale confiance ; il avait les pieds dans des sandales, et un sac de toile bleu sombre couvrait son corps du cou aux chevilles. Il serra discrètement la main de Brown, et les trois hommes se retirèrent à l’écart pour conférer. Retrouvant leur confiance, les compagnons de Brown s’allongeaient de grandes tapes dans le dos, et lançaient vers leur chef des regards d’intelligence, tout en s’occupant des préparatifs du repas.

« Kassim haïssait fort Doramin et ses Bugis, mais il exécrait plus encore le nouvel était de choses. Il s’était dit que ces blancs, unis aux partisans du Rajah, pourraient attaquer et battre les Bugis avant le retour de Jim. Il en résulterait fatalement une défection en masse des habitants de la ville, et c’en serait fini du règne de ce blanc, qui protégeait les pauvres. Après quoi il serait facile de se défaire de ces nouveaux alliés dépourvus de tout appui. Le fin matois savait bien reconnaître la différence des caractères, et avait assez vu de blancs pour s’apercevoir que les nouveaux venus étaient des réprouvés, des hommes sans patrie. Brown conservait une attitude sévère et impénétrable. Le premier appel de la voix de Cornélius demandant à lui parler n’avait fait luire à ses yeux qu’un espoir de salut. Moins d’une heure après, de nouvelles pensées bouillonnaient dans sa tête. Poussé par une extrême nécessité, il avait abordé sur cette côte pour y voler des vivres, faire main-basse peut-être sur quelques tonnes de gomme ou de caoutchouc, voire sur une poignée de dollars, et s’y était trouvé empêtré dans des dangers mortels. Et maintenant, ces ouvertures de