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Page:Conrad - Lord Jim, trad. Neel.djvu/322

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avait fini par se précipiter, tête en avant, contre un mur de pierre. Si sa chaloupe eût été à flot à ce moment-là, il aurait probablement tenté de s’enfuir, et affronté le risque d’une longue chasse sur le fleuve, et de la faim sur la mer. Il est d’ailleurs peu probable qu’il eût réussi à s’échapper. En tout cas, il ne s’y risqua point. La minute suivante, il éprouva la passagère tentation de se lancer à l’assaut de la ville, mais il comprit que dans la rue éclairée où il arriverait bientôt, on tirerait, des maisons, sur ses hommes comme sur des chiens. Les indigènes étaient deux cents contre un, se disait-il, tandis que pressés autour de deux tas de braises rougeoyantes, ses compagnons grignotaient les dernières bananes et faisaient griller les quelques ignames dues à la diplomatie de Kassim. Assis parmi eux, Cornélius somnolait d’un air maussade.

« Tout à coup, l’un des blancs se souvint qu’il restait du tabac dans la chaloupe, et encouragé par l’impunité de l’homme des Salomon, déclara qu’il allait le chercher. Cette perspective tira ses compagnons de leur accablement. Brown, dont ils demandaient l’autorisation, répondit dédaigneusement : – « Allez donc vous faire f… » Il ne voyait pas de danger à descendre dans la nuit jusqu’au ruisseau. L’homme enjamba un tronc d’arbre et disparut. Un instant après, on l’entendait grimper dans la chaloupe puis en ressortir : – « Je l’ai », cria-t-il. Un éclair et une détonation soulignèrent ces paroles, au pied de la colline. « Touché », gémit l’homme. « Attention ! Attention ! Je suis touché ! » et aussitôt tous les fusils partirent. Comme un petit volcan, la colline vomissait dans la nuit flammes et tumulte, et lorsqu’à force de jurons et de coups, Brown et le Yankee eurent fait cesser la fusillade affolée, un gémissement profond et douloureux, monté de la berge, fut suivi par une plainte dont la déchirante tristesse était comme un poison qui glace le sang dans les veines. Alors, de l’autre côté du ruisseau, une voix forte prononça des paroles distinctes et incompréhensibles : – « Que personne ne tire ! » hurla Brown. « Qu’est-ce que cela signifie ?… » – « Entendez-vous, sur la colline, entendez-vous ? Entendez-vous ? » répéta la voix à trois reprises. Cornélius traduisit et transmit la réponse. – « Parlez », cria Brown ; « nous écoutons. » Alors, haute et sonore comme celle d’un héraut, sans cesse déplacée à la limite des terrains