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Page:Conrad - Lord Jim, trad. Neel.djvu/332

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par fusiller, à la ronde, tout ce qu’il apercevrait de vivant, pour affoler et épouvanter la population. Telle était la disproportion des forces en présence, qu’il voyait là, m’expliquait-il dans une quinte de toux, la seule ombre de chance d’atteindre son but. Mais il n’en avait rien dit à Jim. Quant aux rigueurs et aux privations qu’il avait endurées, elles étaient bien réelles ; il suffisait, pour s’en convaincre, de regarder sa troupe. À un coup de sifflet aigu, sorti de ses lèvres, tous ses hommes se dressèrent en rang sur les troncs d’arbres, pour que Jim pût bien les voir. Pour l’indigène tué, – on l’avait tué, c’est bien certain, mais n’était-ce pas là coup de guerre, de guerre sanglante, au grand jour ? Le bonhomme au moins avait été tué proprement, d’une balle en pleine poitrine, à l’inverse de leur pauvre diable de camarade, couché maintenant sous l’eau, et dont ils avaient dû entendre l’agonie pendant six heures, avec ses boyaux percés par les chevrotines. En tout cas, ce n’était jamais qu’une vie pour une vie. Il disait tout cela avec la lassitude et l’insouciance d’un homme si cruellement et si constamment poursuivi par la mauvaise fortune, qu’il ne se soucie guère de ce qui peut lui arriver. Lorsqu’il demanda à Jim, avec une sorte de franchise brusque et désespérée, s’il ne comprenait pas lui-même, – voyons sincèrement ! – qu’au moment de sauver sa vie dans la nuit, on ne se préoccupe guère de savoir combien d’autres périssent, trois, trente ou trois cents – on eût dit que c’était un démon qui venait de lui souffler cette question à l’oreille. – « Je le vis tressauter », me disait Brown d’un air triomphant, « et il n’essaya plus de le faire à la vertu avec moi ». Immobile à sa place et le visage sombre comme un ciel d’orage, il regardait à ses pieds, pas de mon côté… Brown demanda à Jim s’il n’avait rien de louche dans sa vie, pour opposer une telle rigueur à un homme qui usait des moyens à sa portée pour tenter de sortir d’un vilain trou. Et ainsi de suite. Dans le rude colloque passait une allusion subtile à leur sang commun, une affirmation de communes expériences, une odieuse insinuation de crimes communs, de souvenirs cachés qui liaient leurs esprits et leurs cœurs.

« Brown finit par se jeter à plat ventre sur le sol, en surveillant Jim du coin de l’œil. Jim réfléchissait, en tapant sa jambe à coups de houssine. Les maisons voisines étaient