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LORD JIM

deux serviteurs, un groupe mobile et chancelant ; ses petits yeux avaient une expression de rage et de folle douleur ; les assistants observèrent une lueur féroce dans son regard, et tandis que Jim se tenait debout devant lui, raidi, tête nue, sous la lumière des torches, et le regardait droit dans les yeux, il s’agrippa lourdement du bras gauche au cou ployé d’un des jeunes gens, et levant délibérément la main droite, visa en pleine poitrine l’ami de son fils.

« La foule qui s’était écartée derrière Jim, en voyant le vieillard lever la main, se rua tumultueusement en avant, après le coup de feu. On raconte que le blanc lança, à droite et à gauche, sur tous ces visages, un regard fier et résolu ; puis les mains sur la bouche, il tomba en avant, mort.

« Et c’est fini. Il s’en va dans l’ombre d’un nuage, le cœur impénétrable, oublié, impardonné, et prodigieusement romanesque. Les plus folles visions de ses années d’enfance n’auraient pu susciter pour lui mirage plus séduisant d’un prodigieux succès ! Car il est bien possible qu’à la brève seconde de ce dernier regard d’intrépide orgueil, il ait aperçu le visage de cette Chance, qui se tenait comme une fiancée d’Orient, voilée à son côté.

« Au moins le voyons-nous, obscur conquérant de gloire, s’arracher aux bras d’un amour jaloux, pour répondre au premier signe, au premier appel de son égoïsme exalté. Il se sépare d’une femme vivante pour célébrer ses impitoyables noces avec un obscur idéal. Est-il satisfait, entièrement satisfait, maintenant…, je me le demande. Nous devrions le savoir. C’est l’un de nous, et comme un fantôme évoqué, ne me suis-je pas dressé un jour, pour répondre de son éternelle constance ? Avais-je tort, après tout… ? Aujourd’hui qu’il n’est plus, il y a des jours où la réalité de son existence m’accable d’un poids formidable et écrasant ; et pourtant, sur mon âme ! il y a d’autres jours aussi, où il disparaît à mes yeux, comme un esprit désincarné, égaré parmi les passions de cette terre, et tout prêt à répondre fidèlement à l’appel des ombres de son propre monde.

« Qui sait ? Il est parti, le cœur impénétrable, et la pauvre fille qu’il a laissée derrière lui, mène, dans la maison de Stein, une sorte d’existence inerte et muette. Stein a beau-

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