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Page:Conrad - Lord Jim, trad. Neel.djvu/43

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LORD JIM

cas, nos regards se croisèrent. Il ouvrit de grands yeux ; moi je souris, car ce terme de chien était la plus anodine des épithètes qui me fussent parvenues par la fenêtre ouverte. – « Ah vraiment ? », m’écriai-je, mû par une étrange impuissance à retenir ma langue. Il fit un signe de tête, se mordit de nouveau le pouce, et jura à mi-voix ; puis redressant le front et me regardant avec une impudence morose et rageuse : – « Pah ! Le Pacifique est grand, mon ami ! Fous poufez faire tout ce que fous foudrez, sacré Anclais que fous êtes !… Che sais pien où il y a te la place pour un homme comme moi ! Che suis pien connu à Apia, à Honolulu, à… » Il fit une pause méditative, tandis que je me figurais sans peine l’espèce de gens dont il pouvait être connu dans ces endroits-là. Il y a des moments où un homme doit faire comme si la vie était aussi agréable dans une compagnie qu’en toute autre ; j’ai connu des moments semblables, et le mieux c’est que je ne prétendais pas faire la grimace devant de telles nécessités : dans une compagnie péchant par défaut de – comment dire ? – de tenue morale, les gens étaient dix fois plus instructifs et vingt fois plus amusants que les respectables bandits de commerce que vous invitez à votre table sans nécessité réelle, par habitude, par lâcheté, par bon garçonnisme, pour cent raisons misérables et inopérantes.

– « Fous autres, Anclais, fous êtes tous tes coquins ! » reprit mon patriote Australien de Flensborg ou de Stettin ; je ne me rappelle plus maintenant quel gentil petit port de la Baltique avait eu la honte de servir de nid à ce précieux oiseau. « Qu’est-ce que fous êtes tous pour crier comme cela ? Eh ! Tites-le-moi ?… Fous ne falez pas mieux que les autres, et ce fieux coquin a fait un bruit tu tiaple afec moi ! » Son épaisse carcasse tremblait sur ses jambes qui ressemblaient à une paire de piliers ; elle tremblait de la tête aux pieds. « Foilà comment fous faites touchours, fous autres Anclais ; tes sacrées histoires pour la plus petite chose, parce que che ne suis pas né tans fotre sacré pays ! M’enlefer mon certificat ? Prenez-le, che n’en feux plus te fotre certificat ! Un homme comme moi n’a pas pesoin de fotre verfluckte certificat ! Che crache tessus ! » Il cracha. « Che me ferai citoyen Américain ! », criait-il, en jetant feu et flamme, et en frottant ses pieds sur le sol

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