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Page:Conrad - Lord Jim, trad. Neel.djvu/45

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LORD JIM

cette aptitude innée à regarder les tentations en face, – aptitude assez peu intellectuelle, évidemment, mais sans pose, – capacité de résistance médiocrement gracieuse, si vous voulez, mais inappréciable, raideur spontanée et bénie devant les terreurs du dedans et du dehors, devant les forces de la nature et la séduisante corruption des hommes, doublée d’une indéfectible foi dans la puissance des faits, la contagion de l’exemple, la sollicitation des idées. Au diable les idées ! Ce sont des rôdeuses, des vagabondes, qui viennent frapper à la porte dérobée de votre esprit, dont chacune enlève une parcelle de votre substance, et emporte une miette de cette foi en quelques notions très simples, auxquelles il faut s’accrocher si l’on veut vivre honnêtement et si l’on souhaite une mort facile.

« Tout cela n’a rien à faire directement avec Jim ; seulement, il était le représentant typique de cette bonne race stupide dont nous aimons sentir les coudes dans la vie ; de cette race qui ne se laisse pas troubler par les fantaisies de l’intelligence ou par les perversions des… disons des nerfs. C’était un de ces hommes à qui l’on confierait sur sa mine, – au figuré comme au sens professionnel du terme, – la surveillance d’un pont de navire. Je dis que je le ferais, au moins, et je crois m’y connaître. J’en ai assez dégrossi de ces jeunes gens, à qui j’ai appris, pour le service du drapeau rouge, le métier de marin, ce métier dont tout le secret pourrait tenir en une phrase brève, et qu’il faut pourtant implanter à nouveau chaque jour dans de jeunes cervelles, jusqu’à ce qu’il devienne partie intégrante de leur première pensée du réveil, et qu’il se présente dans chaque rêve de leur jeune sommeil. La mer a été bonne pour moi, mais quand je revois tous ces enfants qui m’ont passé par les mains, certains hommes faits maintenant, d’autres passés par-dessus bord, mais tous de bonne étoffe pour le métier, je ne crois pas lui avoir rendu non plus mauvais service. Si je retournais demain au pays, je parie qu’avant deux jours, quelque jeune second, tout brûlé de soleil, viendrait à ma rencontre sur un quai de bassin, et qu’une voix fraîche et profonde demanderait par-dessus mon chapeau : – « Vous ne vous souvenez plus de moi, Monsieur ? Comment ? Le jeune Un Tel, embarqué sur tel bateau ? C’était mon premier voyage ! » Et je reverrais

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