Page:Conrad - Lord Jim, trad. Neel.djvu/49

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trouva tout de suite engagé dans une violente altercation avec l’individu au bras en écharpe, qui paraissait très porté à faire du tapage. Il n’allait pas se laisser mener comme cela, que diable ! ah non ! Il ne se laisserait pas terrifier par un tas de mensonges, ni par un petit freluquet de gratte-papier métis. On ne le ferait pas marcher « avec des trucs comme cela ! » même s’il y avait quelque chose de vrai dans l’histoire. Il braillait, il vociférait, affirmant son désir, sa ferme résolution d’aller se coucher. – « Si vous n’étiez pas un maudit Portugais », criait-il, « vous sauriez que ma vraie place est à l’hôpital. » Il fourrait son poing valide sous le nez du commis ; la foule commençait à s’amasser ; le métis ahuri s’efforçait de rester digne et tentait une explication. Je m’éloignai sans attendre la fin de la scène.

« Mais il se trouva qu’ayant à ce moment-là un de mes hommes à l’hôpital, et allant le voir la veille de l’enquête, j’aperçus dans la salle des blancs le petit bonhomme délirant sur un lit, le bras dans des attelles. Et à ma grande surprise, l’autre, le grand individu à moustache grise tombante, se trouvait aussi dans la salle. Je me souvenais de l’avoir vu filer pendant la querelle, moitié arrogant, moitié sournois, mais s’efforçant surtout de ne pas laisser paraître de terreur. Il devait connaître le port, et sut, dans sa détresse, gagner tout droit le café-billard de Mariani, près du bazar. Cet innommable vagabond de Mariani l’avait rencontré autrefois, et avait déjà pourvu à ses vices en d’autres circonstances ; il baisa presque le sol devant ses pieds, et l’enferma avec une provision de bouteilles, dans une chambre du haut de son ignoble bouge. L’homme devait concevoir quelque appréhension vague sur sa sécurité personnelle, et chercher à se cacher. Bien longtemps après, un jour qu’il venait à bord réclamer à mon steward le prix de quelques cigares, Mariani raconta qu’il eût fait bien davantage pour cet homme-là, sans lui poser la moindre question, en mémoire de quelque faveur impie qu’il en avait reçue, de longues années auparavant, si j’ai bien compris. Il frappait sa poitrine musclée, en roulant ses énormes yeux blancs et noirs tout brillants de larmes : « Antonio n’oublie jamais ! Antonio n’oublie jamais ! » La nature précise de ces obligations immorales, je ne l’ai jamais connue, mais quelle qu’elle fût, elle valut à l’homme toutes facilités pour