Page:Conrad - Lord Jim, trad. Neel.djvu/61

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spatule. « On aurait dit, Monsieur, qu’il s’était jeté à l’eau pour donner à un malheureux déveinard une dernière chance d’avancement. Moi, la secousse d’une disparition aussi délibérée, et la perspective de mon avenir assuré du même coup m’avaient à moitié fait perdre la boule pendant une semaine. Mais va-te-faire-fiche ! C’est le capitaine du Pélion qui prit le commandement de l’Ossa, et qui embarqua à Shang-Haï, un petit godelureau, Monsieur, avec un complet gris à carreaux, et une raie au milieu du crâne. – « Euh… Je suis… euh… votre nouveau capitaine… Moniteur… euh… Jones. » Il était inondé de parfum ; il empestait, capitaine Marlow ! C’est sans doute mon regard qui le faisait bégayer. Il balbutia quelques mots sur mon trop explicable désappointement… mieux valait me dire tout de suite que son second avait été promu au commandement du Pélion… mais il n’avait rien à voir dans tout cela ;… les bureaux devaient savoir ce qu’ils faisaient ;… il était bien fâché. Moi je lui dis : – « Ne vous tourmentez pas pour le vieux Jones, Monsieur ; il est trop habitué à ces affaires-là, sacré nom de D… » Je vis tout de suite que j’avais choqué ses oreilles délicates, et dès notre premier repas en commun, il se mit à critiquer, de vilaine façon, une chose ou l’autre sur le bateau. Jamais vous n’avez entendu pareille voix de Guignol. Je serrais les dents, et tenais les yeux sur mon assiette ; je restai tranquille le plus longtemps possible, mais à la fin, il fallait que cela éclatât, et voilà mon capitaine debout sur ses pieds, hérissant ses jolies plumes, comme un petit coq de combat : « Vous vous apercevrez que vous avez affaire à un autre homme qu’au capitaine Brierly ! » – « Je m’en suis déjà aperçu », répondis-je d’un ton renfrogné, en faisant semblant de m’acharner sur ma tranche de viande. – « Vous êtes une vieille brute, Monsieur… Monsieur… Jones, et le pis c’est que vous êtes connu comme tel », me crie-t-il. Les laveurs de vaisselle restaient aux écoutes, la bouche élargie d’une oreille à l’autre. – « Je suis peut-être un vieux dur-à-cuire », répondis-je, « mais je n’ai pas encore assez perdu toute vergogne, pour me faire à l’idée de vous voir assis dans le fauteuil du capitaine Brierly. » Sur quoi je repose mon couteau et ma fourchette. – « Vous aimeriez bien vous y voir vous-même ; c’est là que le bât vous blesse ! » ricana-t-il. Je quitte la salle à manger ; je ramasse mes