Page:Conrad - Lord Jim, trad. Neel.djvu/63

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ce qu’un second ne sait pas, touchant son capitaine, ne vaut pas la peine d’être connu ! Jeune, vigoureux, riche, sans soucis… Je reste quelquefois ici, à réfléchir, à réfléchir, jusqu’à ce que la tête me tourne… Il devait y avoir une raison… »

– « Vous pouvez être certain, capitaine Jones », répondis-je, « que c’est une raison qui ne nous aurait guère troublés, vous ou moi », et tout à coup, comme si un rayon de lumière fût venu éclairer la nuit de sa cervelle, le pauvre vieux Jones trouva le mot de la fin, un mot d’une profondeur stupéfiante ; il se moucha, et hochant tristement la tête : – « Oui, oui ; ni vous ni moi, Monsieur, n’avions jamais fait si grand cas de nous-mêmes ! »

« Vous pouvez comprendre que le souvenir de mon ultime conversation avec Brierly soit affecté par la connaissance de sa mort, qui survint sitôt après. C’est au cours de l’enquête que je lui parlai pour la dernière fois. C’était après la première séance, d’où il sortit dans la rue avec moi. Il était dans un état d’irritation que je constatai avec surprise, son attitude habituelle, lorsqu’il daignait causer, étant parfaitement placide, avec une nuance de tolérance ironique, comme si l’existence de son interlocuteur lui eût fait l’effet d’une bonne plaisanterie. – « Ils m’ont pincé pour cette enquête, voyez-vous », m’expliquait-il, en s’étendant un instant avec ennui sur les inconvénients d’un service quotidien au tribunal. « Et Dieu sait le temps que l’affaire va durer ! Trois jours, probablement. » Je l’écoutais en silence, ce qui était, à mon sens, une façon comme une autre de prendre parti. « Et à quoi bon ? C’est bien l’affaire la plus stupide que l’on puisse imaginer ! » reprit-il avec chaleur. Je lui fis observer que l’on n’avait pas le choix. Il m’interrompit avec une sorte de violence contenue : « Je me fais l’effet d’un imbécile, tout le temps ! » Je levai les yeux sur lui : c’était beaucoup s’avancer, pour Brierly, en parlant de Brierly ! Il s’arrêta court, et saisissant le revers de mon veston, lui donna une petite secousse : « Pourquoi tourmentons-nous ce garçon-là ? » La question s’accordait si bien avec ma propre pensée, que je répondis sans hésiter, en voyant l’image du renégat en fuite : – « Je veux être pendu si j’en sais quelque chose, à moins que ce soit parce qu’il se laisse faire ! » Je fus surpris de le voir mordre, pour ainsi