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Page:Conrad - Lord Jim, trad. Neel.djvu/65

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déclarant froidement que la lâcheté de ces quatre hommes ne me paraissait pas une affaire de telle importance. – « Et vous vous dites marin, je suppose ? » fit-il avec colère. J’avouai que je croyais en effet, et espérais bien l’être aussi. Il m’écoutait avec un geste de son gros bras qui paraissait vouloir me dépouiller de toute individualité pour me repousser dans la foule. – « Le pis », reprit-il, « c’est que les gens comme vous n’ont pas le moindre sentiment de dignité ; vous ne songez pas assez à ce que l’on attend de vous ! »

« Nous marchions lentement, tout en causant, et nous venions de nous arrêter en face des bureaux du port, à l’endroit précis d’où l’énorme capitaine du Patna avait aussi complètement disparu qu’un duvet emporté par un ouragan. Je souris. Brierly continuait : – « C’est une honte ! Il y a toutes sortes d’individus dans notre confrérie, et plus d’un béni coquin aussi, mais il faut, parbleu ! que nous conservions une certaine décence professionnelle, ou nous ne vaudrons pas mieux que les trimardeurs qui s’en vont dans la campagne ! On a confiance en nous, comprenez-vous, confiance ! Franchement, je me moque de tous les pèlerins sortis de l’Asie, mais un homme convenable ne se serait pas conduit comme cela avec une cargaison de vieux paquets de chiffons ! Nous ne constituons pas un corps organisé et justement la seule chose qui nous unisse, c’est cette espèce de décence-là. Une histoire de ce genre détruit toute la confiance que l’on peut avoir en soi-même. Un homme peut vivre presque toute son existence de marin sans que la nécessité s’impose à lui de serrer les lèvres. Mais le jour où cette nécessité s’impose… Ah ! si moi… »

« Il s’arrêta, puis sur un ton différent : – « Écoutez, Marlow ; je vais vous donner les deux cents roupies, et vous parlerez à ce garçon-là. Au diable l’individu ! Je voudrais qu’il ne se fût jamais montré ici ! À vrai dire, je crois bien que certains de mes parents connaissent sa famille. Son vieux père est pasteur, et je me souviens maintenant de l’avoir rencontré un jour, l’an dernier, lors d’une visite chez mon cousin, en Essex. Si je ne me trompe, le vieux paraissait avoir une prédilection pour son grand marin de fils… Affreux !… Je ne puis pas faire la chose moi-même, mais vous… »

« C’est ainsi que j’eus, à propos de Jim, un aperçu du vrai