Page:Conrad - Lord Jim, trad. Neel.djvu/9

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Mais sérieusement, et pour parler franc, mon intention première était d’écrire une nouvelle sur l’épisode du bateau de pélerinage, rien de plus. C’était là une idée parfaitement légitime. Mais après avoir écrit quelques pages, je m’en trouvai mécontent, pour une raison ou l’autre, et je les mis de côté, pour ne les sortir du tiroir que lorsque feu M. William Blackwood me demanda quelque chose pour sa revue.

C’est alors seulement que je m’avisai que l’épisode du bateau de pélerinage fournissait le point de départ excellent d’une libre et vagabonde histoire, et que c’était aussi un événement de nature à colorer tout le sentiment de l’existence chez un individu simple et sensible. Mais tous ces mouvements d’âme, tous ces préliminaires états d’esprit étaient pour moi un peu obscurs à cette époque, et ne m’apparaissent pas plus clairement aujourd’hui, après tant d’années.

Les quelques pages mises de côté eurent leur poids dans le choix du sujet. Mais l’histoire tout entière fut récrite de propos délibéré. Lorsque je la commençai, j’étais certain d’en faire un gros volume, sans prévoir pourtant qu’elle dût s’étendre sur treize numéros de revue.

On m’a parfois demandé si cette œuvre n’était pas, entre toutes les miennes, celle que je préfère. Je ne goûte pas le favoritisme dans la vie publique, dans la vie privée, ou même dans les rapports délicats d’un auteur avec ses ouvrages. En principe, je ne veux pas avoir de favoris, mais je ne vais pas jusqu’à éprouver chagrin ou ennui de la préférence que certains lecteurs accordent à mon « Lord Jim »Je ne dirai même pas que je ne les comprenne pas… Non ! Mais j’ai eu un jour une cause de surprise et d’inquiétude.

Un de mes amis revenu d’Italie avait causé là-bas avec une dame qui n’aimait pas mon livre. Je déplorais le fait, évidemment, mais ce qui me surprit, ce fut le motif de sa désapprobation. « Vous comprenez », disait-elle, « toute cette histoire est si morbide ! »

Cette réflexion me valut une bonne heure d’inquiètes réflexions. Mais je finis par conclure que, toutes réserves faites sur la nature d’un sujet un peu étranger à une sensibilité féminine normale, cette dame ne devait pas être Italienne. Je me demande même si elle était Européenne. En tout cas, un tempérament latin n’aurait jamais rien vu de morbide dans le sentiment aigu de la perte de l’honneur. Pareil sentiment peut être juste ou erroné, ou peut être condamné comme artificiel, et mon

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