Page:Conrad - Lord Jim, trad. Neel.djvu/90

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mais il y avait dans sa tête une danse échevelée de visions, un tourbillon de pensées muettes, aveugles et boiteuses, comme une ronde d’atroces éclopés. Ne vous ai-je pas dit qu’il se confessait à moi comme si j’avais eu le pouvoir de lier et de délier ? Il creusait loin, tout au fond de son cœur, dans l’espoir d’une absolution qui ne lui eût servi de rien. Son cas était de ceux qu’aucun mensonge solennel ne saurait pallier, auquel nul homme ne peut porter remède, un de ces cas en face desquels le Créateur lui-même semble abandonner le pécheur à ses propres ressources.

« Il se tenait à tribord de la passerelle, aussi loin que possible de ces hommes penchés sur le canot, et qui s’acharnaient à leur besogne avec une agitation de forcenés et des précautions de conspirateurs. Les deux Malais n’avaient pas lâché la barre. Figurez-vous les acteurs de ce drame de la mer, de cet épisode unique, Dieu merci !… les quatre hommes éperdus d’efforts farouches et furtifs, et les trois autres qui les regardaient, dans une immobilité absolue, devant les tentes qui recouvraient l’ignorance profonde de centaines d’êtres humains, endormis avec leurs fatigues, leurs rêves et leurs espoirs, retenus par une invisible main sur le bord du néant. Qu’ils fussent bien au bord de l’abîme, cela ne fait pas de doute pour moi, étant donné l’état du navire ; aucune avarie ne pouvait être plus fatale que la sienne. Ces misérables, autour de leur embarcation, avaient toutes raisons d’être égarés par la terreur. Franchement, si j’avais été là, je n’aurais pas donné un liard rouge des chances du navire de surnager d’un bout à l’autre de chacune des secondes successives. Et pourtant il flottait. Ces pèlerins endormis étaient destinés à poursuivre leur pèlerinage jusqu’à l’amertume d’une autre fin. On eût dit que l’Omnipotence dont ils imploraient la merci avait besoin pour quelque temps encore de leur humble témoignage sur cette terre, et avait abaissé les yeux sur l’Océan avec un geste de défense : « Je ne veux pas ! » Leur survivance me troublait comme un événement prodigieusement inexplicable, si je ne savais ce qu’il peut y avoir de résistance dans de vieilles ferrailles, de résistance analogue à celle de certaines carcasses humaines, çà et là rencontrées, qui ne sont plus qu’une ombre, et qui supportent encore tout le poids de la vie.