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Page:Conrad - Lord Jim, trad. Neel.djvu/94

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dévore les étoiles par constellations tout entières : son ombre vole sur les flots et confond le ciel et la mer dans un abîme unique d’obscurité. Tout est calme, pourtant, pas de tonnerre ou de vent ; pas la moindre lueur d’éclair. Puis dans l’immensité des ténèbres se dessine une voûte blême ; on sent passer une ou deux ondulations comme des frémissements de l’obscurité même, et tout à coup, vent et pluie se déchaînent, avec une impétuosité particulière, comme s’ils venaient de faire irruption à travers une surface solide. C’est un nuage de ce genre qui s’était levé, pendant que les misérables avaient les yeux tournés. Ils venaient de l’apercevoir, et ils jugeaient avec raison que si, dans un calme parfait, le navire avait quelques chances de tenir encore un instant, la moindre agitation de la mer l’achèverait aussitôt. Son premier soulèvement sur les lames qui précèdent un orage de ce genre serait aussi le dernier, se terminerait en immersion, se prolongerait, pour ainsi dire, en un plongeon sans fin, plus loin, toujours plus loin, jusqu’au fond de la mer. De là, chez eux, un sursaut nouveau de terreur, et des grimaces nouvelles par quoi se traduisait leur horreur extrême de la mort.

– « Un nuage noir, noir ! » poursuivait Jim avec un calme morose ; « il était venu sournoisement derrière nous, le maudit. Il devait y avoir une ombre d’espoir encore dans ma tête,… je ne sais pas… Mais tout était bien fini, maintenant ! Cela m’affolait de me sentir traqué de cette façon ! J’enrageais comme si j’avais été pris au piège. Et je l’étais bien, pris ! La nuit était chaude, je m’en souviens, et sans un souffle d’air. »

« Il se souvenait si bien, que je le voyais haleter sur son siège, suer et étouffer devant mes yeux. Le souvenir l’affolait encore et le terrassait, pour ainsi dire, à nouveau, mais lui rappelait aussi la brusque impulsion qui l’avait fait courir à la passerelle, pour lui sortir aussitôt de l’esprit. Il voulait libérer les canots de sauvetage. Il sortit son couteau et se mit à la besogne, taillant et rognant comme s’il n’eût rien vu, rien entendu, rien connu à bord. Les autres le crurent tout à fait détraqué, éperdu de terreur, mais n’osèrent pas élever de protestation bruyante contre une perte de temps inutile. Quand il eut achevé, il revint à l’endroit d’où il était parti. Il y trouva le chef mécanicien qui