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Page:Conrad - Lord Jim, trad. Neel.djvu/97

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dut les rouvrir à nouveau. Chaque fois il remarqua l’obscurité croissante de la vaste immobilité. L’ombre du nuage silencieux, tombée du zénith sur le navire, semblait avoir étouffé tous les bruits de sa vie débordante. Jim n’entendait plus les voix sous les tentes. Mais, chaque fois qu’il fermait les yeux, un éclair de pensée lui faisait voir, clair comme le jour, cette foule de corps, tout prêts pour la mort. Quand il ouvrait les paupières, c’était pour assister à la lutte confuse de quatre hommes, se battant comme des fous contre un canot rétif. – « De temps en temps, ils reculaient, se mettaient à jurer les uns contre les autres, puis se ruaient brusquement à nouveau, tous à la fois… Il y avait de quoi mourir de rire ! » concluait Jim en baissant les yeux, puis il les leva un instant vers les miens, avec un sourire lamentable : « Ma vie devrait en être égayée, par Dieu ! car je reverrai souvent ce spectacle grotesque avant de mourir ! » Sa tête retomba. « Je reverrai et j’entendrai… ; je reverrai et j’entendrai ! » répéta-t-il à deux reprises à de longs intervalles, avec un regard vide.

« Il se leva.

– « J’étais décidé à garder les yeux fermés », reprit-il, « mais je ne pouvais pas ! Je ne pouvais pas, et peu m’importe qu’on le sache ! Qu’ils aillent donc affronter cette sorte d’attente, avant de parler ! Qu’ils y aillent,… et qu’ils fassent mieux, voilà tout ! La seconde fois, mes paupières s’ouvrirent et ma bouche aussi ; j’avais senti le bateau remuer ! Il piquait de l’avant, pour remonter doucement, lentement, interminablement lentement… et si peu ! Il n’en avait pas fait autant depuis des jours. Le nuage avait passé devant nous, et cette première ondulation semblait courir sur une mer de plomb. Il n’y avait pas de vie dans ce mouvement, mais c’en fut assez pour me renverser quelque chose dans la tête. Qu’est-ce que vous auriez fait ? Vous êtes sûr de vous, n’est-ce pas ? Qu’est-ce que vous feriez maintenant, à cette minute précise, si vous sentiez cette maison bouger, bouger un tant soit peu sous votre siège ? Un bond ! Par le Ciel, vous ne feriez qu’un bond, de l’endroit où vous êtes assis, jusqu’au buisson, là-bas ! »

« Il faisait un geste du bras dans la nuit, au-dessus de la balustrade de pierre, et fixait sur moi un regard insistant et sévère. Pas d’erreur : c’est moi qu’il rudoyait maintenant et je me