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Page:Conrad - Sous les yeux d'Occident.djvu/116

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Pierre Ivanovitch. Elle avait senti tout de suite s’éveiller son intérêt pour cette personne bizarre.

« Pourquoi se dérangerait-il, pour vous ou pour quiconque ? Oh ces génies ! Si vous saviez ! Oui !… Et leurs livres ! J’entends, naturellement, ces livres que le monde entier admire, les livres inspirés… Mais il faut connaître les coulisses ! Attendez seulement d’avoir à vous tenir, la plume à la main, une demi-journée, devant une table. Pierre Ivanovitch arpente sa chambre, pendant des heures et des heures. J’étais à la fin, si raide et si engourdie, que j’avais peur de perdre l’équilibre, et de tomber de ma chaise, comme une masse ! »

Elle gardait les mains croisées devant elle, et ses yeux, fixés sur le visage de Mlle Haldin, ne trahissaient aucune animation. Supposant que la « dame de compagnie », comme elle s’intitulait, était fière d’avoir servi de secrétaire à Pierre Ivanovitch, Mlle Haldin, fit une remarque aimable dans ce sens.

« Vous ne sauriez imaginer plus rude épreuve », protesta la dame. « Il y a un journaliste anglo-américain, qui prend, en ce moment, une interview à Mme de S. », poursuivit-elle, avec un ton changé et un regard vers l’escalier. « Sans cela, je vous aurai fait monter. Je suis une espèce de « maître des cérémonies ! »

Mme de S. ne pouvait, paraît-il, supporter autour d’elle de domestiques suisses ; à vrai dire, les domestiques ne restaient jamais bien longtemps au château Borel ; il surgissait toujours des difficultés. Mlle Haldin s’était aperçue déjà que le vestibule de marbre et de stuc était une manière de grange poussiéreuse, aux angles tapissés de toiles d’araignées, et que des traces de boue souillaient la mosaïque de son sol blanc et noir.

« Je m’occupe aussi de cet animal », poursuivit la dame de compagnie, qui gardait toujours les mains croisées devant elle ; « cela ne me gêne pas du tout », fit-elle en abaissant sur le chat son regard lassé. « Les animaux ont leurs droits, bien qu’à vrai dire je ne voie pas de raison pour qu’ils ne souffrent pas comme les êtres humains. Et vous ? Mais, en somme, ils ne souffrent jamais autant ; c’est chose impossible. Seulement, dans leur cas, la douleur est plus atroce, parce qu’ils ne peuvent pas faire de révolution. J’étais républicaine ; je suppose que vous l’êtes, vous aussi ? »

La jeune fille m’avoua son embarras ; elle ne savait que répondre et s’était contentée de faire un léger signe de tête, en demandant, à son tour :