Page:Conrad - Sous les yeux d'Occident.djvu/121

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terrible dans la misère de cet homme. Écoutez : on l’avait, paraît-il, si cruellement maltraité, que sa fermeté avait fini par céder, et qu’il avait enfin laissé échapper quelques informations. Pauvre être ! la chair est faible, voyez-vous ! Je n’ai jamais su ce qu’il avait pu avouer. Ce n’était plus qu’une âme meurtrie dans un corps mutilé. Rien de ce que je pus lui dire ne le fit se retrouver tout entier. Après sa libération, il avait regagné son taudis, et supporté stoïquement son remords. Il ne voulait implorer aucune personne de connaissance. Je lui aurais cherché du secours, mais où pouvais-je en demander ; où trouver une personne qui eût quelque chose à donner ou quelques moyens d’assistance ? Autour de nous, les gens mouraient de faim ou d’ivrognerie. C’étaient des victimes du Ministère des Finances ! Ne me demandez pas comment nous vécûmes : je ne pourrais vous le dire moi même, ce fut un miracle de la misère ! Je n’avais rien à vendre, et l’état de mes vêtements m’interdisait toute sortie pendant le jour. J’étais indécente, positivement. Il me fallait attendre la nuit, pour me hasarder dans la rue et mendier une croûte de pain, ou ce que l’on pouvait nous donner, pour nous tenir en vie, tous les deux… Souvent je ne rapportais rien, et je me traînais alors vers le logis, pour me coucher sur le sol, à côté de son lit. Oh oui ! j’ai appris à très bien dormir sur des planches nues. Ce n’est rien, et si je vous en parle, c’est pour vous montrer qu’il ne faut pas me prendre pour une sybarite. C’était infiniment moins tuant que la tâche qui consiste à rester assise pendant des heures, dans un bureau glacial, devant une table, pour écrire sous la dictée les livres de Pierre Ivanovitch. Mais vous verrez vous-même ce qu’il en est, et je n’ai pas besoin de vous en dire plus long. »

« Il n’est pas du tout certain », protesta Mlle Haldin, « que j’écrive jamais sous la dictée de Pierre Ivanovitch. »

« Vraiment ? » s’écria l’autre avec incrédulité. « Ce n’est pas certain ? Voulez-vous donc dire que vous n’êtes pas encore décidée ? »

Et comme Mlle Haldin lui affirmait qu’il n’avait jamais été question de rien de semblable entre elle et Pierre Ivanovitch, la femme au chat serra fortement les lèvres pendant un instant.

« Oh, vous vous trouverez installée à la table avant même d’y penser ! Ne vous y trompez pas, s’il est décevant d’entendre Pierre Ivanovitch dicter ses livres, le travail comporte aussi une véritable fascination. C’est un homme de génie. Votre visage ne l’irritera certainement pas ; vous pourrez peut-être même favoriser son inspiration et aider à l’essor de ses idées. Plus je vous regarde et plus je