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Page:Conrad - Sous les yeux d'Occident.djvu/131

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Je ne hasardai pas qu’elle était peut-être accoutumée aux uns et aux autres, dans l’intimité. Mlle Haldin marchait à mes côtés, la tête levée, et gardait un silence de colère méprisante.

« Les grands hommes ont des singularités surprenantes », fis-je assez inutilement observer, « au même titre que les moins grands personnages. Mais ce genre de choses ne peut durer toujours. Comment le grand féministe s’est-il tiré de cette scène si caractéristique ? »

Mlle Haldin, sans tourner les yeux de mon côté, me dit que la conclusion en avait été hâtée par l’apparition du journaliste, qui avait enfin quitté Mme de S.

Il s’était approché rapidement, sans être vu, et avait soulevé légèrement son chapeau, pour dire en français :

« La baronne m’a prié, si je rencontrais une dame en sortant, de lui demander d’aller la trouver tout de suite. »

Après s’être acquitté de sa mission, il descendit vivement la pente, tandis que la dame de compagnie se précipitait vers la maison et que Pierre Ivanovitch, l’air inquiet, la suivait d’un pas rapide. Mlle Haldin se trouva brusquement seule avec le jeune homme qui était évidemment le nouveau venu de Russie. Elle se demandait si l’ami de son frère n’avait pas déjà deviné qui elle était.

Ce jour là il l’avait bien deviné en effet ; je suis en mesure de le dire. Il semble bien qu’une raison quelconque eût empêcher Pierre Ivanovitch de faire allusion à la présence de ces dames à Genève. Mais Razumov avait deviné ! La jeune fille aux yeux de loyauté ! Il gardait vivantes dans sa mémoire toutes les paroles de Haldin : c’étaient autant de fantômes familiers qu’il ne pouvait exorciser et dont le plus insistant était l’allusion à la sœur du mort. L’image de la jeune fille était restée toujours présente à son esprit. Mais il ne l’avait pas reconnue tout de suite ; en marchant aux côtés de Pierre Ivanovitch, il ne l’avait pas remarquée, bien que leurs yeux se fussent rencontrés. Il avait été frappé, comme on ne pouvait s’empêcher de l’être, par le charme harmonieux de toute sa personne, par sa force, sa grâce, sa franchise tranquille,… puis il avait détourné son regard. Il se disait que tout cela ne l’intéressait pas ; la beauté des femmes et l’amitié des hommes n’étaient pas faites pour lui ! Il acceptait cette idée avec une froideur voulue, et essayait de passer outre. C’est seulement devant le geste de la main tendue que la vérité lui apparut. Il a noté, dans les pages de son journal, qu’il ressentit, devant cette révélation, une sorte de suffocation physique : il se sentit