Page:Conrad - Sous les yeux d'Occident.djvu/152

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complexes de ces nuits sans sommeil. Sur le moment, M. Razumov me parut manifestement fatigué, profondément affaibli, comme un homme qui vient de traverser une crise.

« J’ai eu beaucoup de choses importantes à écrire », ajouta-t-il.

Je me levai aussitôt de ma chaise et il suivit mon exemple, sans hâte, un peu lourdement.

« Je m’excuse de vous avoir retenu si longtemps ».

« Pourquoi vous excuser ? On ne peut guère se coucher avant la nuit. Vous ne m’avez pas retenu, d’ailleurs ; j’aurais pu vous quitter à mon gré. »

Je n’étais pas resté près de lui pour me laisser blesser gratuitement.

« Je suis heureux de vous avoir suffisamment intéressé, » dis-je avec calme. « Mais il n’y a là nul mérite de ma part. J’ai agi par égard pour la mère de votre ami. Quant à Mlle Haldin, elle avait pu croire à un moment donné que son frère avait été livré à la police. »

À ma grande surprise, M. Razumov se rassit brusquement. Je le regardai fixement, et ses yeux se plantèrent dans les miens sans bouger, pendant un long moment.

« Livré à la police ! » marmotta-t-il, comme s’il n’avait pas compris mes paroles ou n’en pouvait croire ses oreilles.

« Peut-être fût-ce un événement fortuit, un simple accident », poursuivis-je, « ou, comme le supposait, avec sa générosité bien caractéristique, Mlle Haldin, la folie ou la faiblesse d’un malheureux camarade révolutionnaire… »

« La folie… ou la faiblesse », répéta-t-il avec amertume.

« C’est une créature très généreuse », observai-je après un moment de silence… tandis que l’ami tant prisé par Victor Haldin gardait les yeux rivés sur le sol. Je me détournai et m’éloignai sans qu’il parût y prendre garde. Je ne concevais nulle rancune de la mauvaise humeur brutale dont il avait fait montre à mon égard. De cette conversation j’emportais seulement le sentiment que tout espoir était inutile. À peine avais-je pourtant franchi les rangées de tables et de chaises, que j’entendis sa voix toute proche ; il m’avait rejoint.

« Hum ! oui ! » disait-il. « Mais vous, que pensez-vous ?

Je ne tournai même pas la tête.

« Je crois que dans votre pays les gens sont maudits. »

Il ne répondit rien, et c’est sur le trottoir seulement, à la sortie du jardin, qu’il reprit la parole :