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Page:Conrad - Sous les yeux d'Occident.djvu/157

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TROISIÈME PARTIE


I


Sous le pont, l’eau coulait, rapide et profonde. Son courant légèrement moutonneux semblait, au regard, de force à se creuser un lit à travers une montagne de granit. Mais il aurait pu couler à travers la poitrine de Razumov, sans en balayer l’amas d’amertumes accumulées par le naufrage de sa vie.

« Que signifie tout cela ? » se demandait-il, en contemplant le courant impétueux, si uni et si clair que seuls le passage d’une légère bulle d’air ou la fuite d’une raie d’écume, fine comme un cheveu blanc, en révélaient la vertigineuse vitesse et la force terrifiante. « Pourquoi cet intrigant d’Anglais est-il venu me harceler avec son histoire stupide de vieille toquée ? »

Il se forçait à dessein à cette brutalité de pensée, mais il évitait tout allusion mentale à la jeune fille.

« Une vieille toquée ! », se répétait-il. « C’est une fatalité ! Mais ne vaudrait-il pas mieux mépriser toutes ces absurdités ? Non, pourtant ! J’ai tort. Je ne puis me permettre aucune négligence. Une absurdité peut amener les complications les plus dangereuses. Et comment s’en défendre ? C’est un défi porté à l’intelligence. Plus on est intelligent, et moins l’on se méfie d’une absurdité. » Une vague de colère submergea pendant un instant ses pensées, et l’ébranla au point de faire trembler son corps, penché au-dessus du parapet. Puis il reprit, sous forme de dialogue intérieur, le cours de ses rêveries silencieuses. Mais, dans le secret de son cœur, sa pensée comportait des restrictions, dont il avait vaguement conscience.

« Non, tout cela n’est pas absurde, en somme ; c’est insignifiant, absolument insignifiant ! La folie d’une vieille femme, l’importunité et les histoires d’un lourdaud d’Anglais ! Qu’est-ce qui, diable, a pu le mettre sur mon chemin, celui-là ? Je l’ai pourtant traité assez cavalièrement ! Ah oui ! Voilà comment il faut parler à ces touche-à-tout ! Mais serait-il encore derrière moi, à m’attendre ? »