Aller au contenu

Page:Conrad - Sous les yeux d'Occident.djvu/172

La bibliothèque libre.
Cette page n’a pas encore été corrigée

manifestement trop lourd pour elle. Razumov fit, pour l’aider, un mouvement instinctif et la stupéfia si fort, qu’elle faillit en lâcher son fardeau trépidant. Elle réussit pourtant à le poser sur la table, mais avec un air d’effroi tel, que Razumov se rassit hâtivement. Elle apporta ensuite, d’une pièce voisine, quatre verres, une théière et un sucrier sur un plateau de fer noir.

La voix rude s’éleva brusquement, pour demander :

« Les gâteaux ? Avez-vous pensé aux gâteaux ? »

Sans un mot, Pierre Ivanovitch sortit sur le palier, pour en revenir immédiatement, avec un paquet enveloppé de papier blanc glacé, qu’il avait dû extraire de l’intérieur de son chapeau. Avec une gravité imperturbable, il dénoua la ficelle, ouvrit le papier et l’aplatit sur la table, à portée de la main de Mme de S. La dame de compagnie versa le thé, puis se retira dans un coin éloigné, à l’abri des regards. De temps en temps, Mme de S. étendait comme une griffe, vers le paquet de gâteaux, une main étincelante de bagues précieuses, en prenait un et le dévorait goulûment, en exhibant une rangée de grandes dents fausses. Elle parlait, en même temps, à voix rauque, de la situation politique des Balkans, disant son ferme espoir de voir une complication quelconque, dans la Péninsule, soulever en Russie un grand mouvement d’indignation nationale contre « ces voleurs, voleurs, voleurs. »

« Vous allez vous faire mal », intervint Pierre Ivanovitch, avec un regard des verres sombres. Il ne disait rien, mais fumait des cigarettes et buvait du thé sans interruption. Quand il avait vidé son verre, il faisait un geste de la main, par-dessus son épaule. Au signal, la dame de compagnie bondissait du coin où elle se cachait, avec des yeux ronds d’animal aux aguets, et se précipitait vers la table, pour lui verser un nouveau verre.

Razumov la regarda une ou deux fois : elle paraissait anxieuse et tremblante, bien que ni Mme de S. ni Pierre Ivanovitch ne fissent la moindre attention à elle. « Qu’ont-ils pu, entre eux deux, faire à cette misérable créature ? » se demandait Razumov. « Lui ont-ils fait perdre l’esprit, à force de terreur, avec tous leurs fantômes, ou l’ont-ils battue, tout simplement ? » Quand elle lui versa son second verre de thé, il vit trembler ses lèvres, comme celles d’une personne chez qui l’épouvante va déterminer une explosion de paroles. Mais elle ne dit rien, et retourna dans son coin, comme pour caresser dans son cœur le sourire qu’il lui avait adressé en guise de remerciement.