Page:Conrad - Sous les yeux d'Occident.djvu/18

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subvenir à ses besoins ou tenter quelques démarches susceptibles d’adoucir son sort, sans aucune des connaissances qui venaient en aide aux autres. Les autres ! ils avaient des pères, des mères, des frères, des parents, des amis, prêts à remuer pour eux ciel et terre ; lui, il n’avait personne ! Les juges mêmes qui l’auraient condamné le matin, auraient oublié son existence avant la nuit.

Il vit sa jeunesse se faner dans la misère et le dénuement, ses forces s’en aller, son esprit devenir une chose vile. Il se vit, rasant les murs, misérable et râpé, et finissant par mourir seul, dans un taudis sordide, ou sur le lit ignoble d’un hôpital du Gouvernement.

Il frissonna, mais sentit descendre en lui le calme de l’amertume. Mieux valait en somme garder cet homme à l’abri des dangers de la rue, jusqu’au moment où il pourrait s’en aller avec quelque chance de salut. Oui, décidément, c’est ce qu’il y avait de mieux à faire. Razumov n’en sentait pas moins qu’un danger perpétuel planerait sur son existence solitaire. On pourrait aussi longtemps que le criminel vivrait, lui reprocher les événements de ce soir, aussi longtemps que dureraient les institutions présentes. Et ces institutions lui paraissaient, en ce moment, raisonnables et indestructibles, aussi harmonieuses qu’était discordante et atroce la présence de cet homme. Il le haïssait cet homme ! Et il dit doucement :

« Oui, bien entendu ; j’irai là-bas. Vous me donnerez des instructions précises… et pour le reste… comptez sur moi. »

« Ah ! vous êtes un homme ! Calme, froid comme la glace ! Un vrai Anglais. D’où tenez-vous votre âme ? Il n’y a pas beaucoup d’hommes comme vous. Écoutez, frère. Les hommes comme moi ne laissent pas de postérité, mais leur âme n’est pas perdue. Il n’y a jamais d’âme tout à fait perdue. Elle travaille dans l’ombre ;… à quoi serviraient sans cela ses souffrances : le martyre, le sacrifice, la conviction, la foi ? Que deviendra mon âme lorsque je mourrai de la mort qui m’attend, bientôt, très tôt, peut-être ? Elle ne périra pas. Ne vous y trompez pas, Razumov ; ce n’est pas du meurtre ; c’est de la guerre… de la guerre ! Mon esprit animera des cœurs russes jusqu’au jour où le mensonge sera balayé du monde. La civilisation moderne est construite sur le mensonge, mais une vérité nouvelle sortira de la Russie. Ah ! vous ne dites rien ; vous êtes sceptique. Je respecte votre scepticisme philosophique, Razumov, mais ne touchez pas à l’âme, à l’âme russe qui vit en nous tous. Elle a un avenir, elle a une mission, je vous le dis ; aurais-je été amené sans cela à faire cette chose atroce… comme un