Page:Conrad - Sous les yeux d'Occident.djvu/183

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se demanda si la pauvre femme n’avait pas soixante ans. Elle conservait pourtant dans la silhouette, une certaine allure de jeunesse. Razumov remarqua qu’elle ne paraissait pas souffrir de la faim, mais qu’elle avait la mine d’une personne nourrie de déchets malsains et de fonds d’assiettes.

Le jeune homme s’effaça devant elle, en lui adressant un sourire aimable. Mais elle tourna la tête pour garder sur lui ses yeux effarés.

« Je sais ce que l’on vous a dit, là-haut ! » affirma-t-elle, sans préambules. Il y avait dans ses paroles un caractère d’assurance qui contrastait singulièrement avec son attitude, et qui mit Razumov à l’aise.

« Ah oui ? Vous avez dû, entendre toutes sortes de conversations, dans cette maison. »

La réponse de la dame lui donna, sous une nouvelle forme, la même impression surprenante de netteté.

« Je sais, de façon certaine, ce que l’on vous a dit de faire ! »

« Vraiment ? » et Razumov se préparait, avec un léger haussement d’épaules, à saluer et à passer son chemin, lorsqu’une pensée soudaine l’arrêta : « Oui, c’est certain ! Votre poste de confiance vous vaut de savoir bien des choses… », murmura-t-il en regardant le chat.

La dame de compagnie étreignit convulsivement l’animal.

« Il y a longtemps que je suis fixée sur tout… », dit-elle.

« Sur tout ? », répéta Razumov, l’esprit absent.

« Pierre Ivanovitch est un terrible despote ! »

Razumov fixait son attention sur les raies grises de la bête soyeuse.

« Il faut toujours une volonté de fer pour étayer un tel caractère », fit-il. « Comment autrement serait-il un chef ? Et je crois que vous vous trompez… »

« Là ! » s’écria-t-elle. « Vous prétendez que je me trompe ! Mais je ne vous en affirme pas moins qu’il ne se soucie de personne ». Et, redressant la tête : « N’amenez pas cette jeune fille ici ! C’est ce que l’on vous demande, d’amener cette jeune fille. Eh bien, croyez-moi ! Vous feriez mieux de lui attacher une pierre au cou et de la jeter dans le lac ! »

Razumov ressentit une impression d’ombre glaciale, comme si un lourd nuage était passé sur le soleil.

« La jeune fille ? » dit-il. « Qu’ai-je à faire avec elle ? »

« On vous a dit d’amener ici Nathalie Haldin ? N’est-ce pas vrai ? Si, c’est vrai. Je n’étais pas dans la pièce, mais je le sais. Je connais assez Pierre Ivanovitch. C’est un grand homme ! Les grands hommes