Page:Conrad - Sous les yeux d'Occident.djvu/187

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Elle fit quelques pas aux côtés du jeune homme, clignant des yeux, et balançant d’un léger mouvement le chat qu’elle tenait toujours dans les bras.

« Oui, seul à seule ! C’est ainsi que j’étais avec mon pauvre Andreï, quand il est mort, tué par ces brutes de fonctionnaires. Mais quelle différence avec vous ! Vous êtes fort, vous ! Vous tuez les monstres. Vous avez accompli une grande œuvre. Pierre Ivanovitch lui-même doit avoir de la considération pour vous. Eh bien, ne m’oubliez pas, surtout si vous retournez en Russie pour la cause. Je pourrais vous suivre, en portant tout ce qui serait nécessaire… à distance, bien entendu. Ou, s’il le fallait, je ferais le guet pendant des heures, au coin d’une rue, sous la pluie ou la neige, oui, toute la journée. Je pourrais encore écrire pour vous des documents compromettants, des listes de noms, ou des ordres, pour qu’en cas de malheur, l’écriture ne pût pas vous trahir. Et vous n’auriez rien à craindre, si l’on venait à m’arrêter. Je saurais rester muette. Il n’est pas facile de dompter une femme par la douleur. J’ai entendu Pierre Ivanovitch affirmer que c’est chez nous défaut d’acuité nerveuse. En tout cas, nous supportons mieux la souffrance que les hommes. C’est vrai ! je me couperais la langue avec les dents, et je la leur jetterais à la face sans regrets. À quoi me sert la parole ? Qui se soucierait d’entendre ce que j’ai à dire ? Depuis que j’ai fermé les yeux de mon pauvre Andréï, je n’ai jamais vu un homme qui parût s’inquiéter du son de ma voix ! Je ne vous aurais jamais adressé la parole, si, lors de votre première visite, vous n’aviez, si aimablement, fait attention à moi. Je n’ai pu m’empêcher de vous parler de cette charmante et délicieuse fille. Ah l’exquise créature ! Et quelle force ! Cela se voit tout de suite. Si vous avez du cœur, ne lui laissez pas mettre le pied ici. Au revoir !… »

Razumov la saisit par le bras. Elle eut, devant ce geste, une émotion intense, qui se traduisit par une lutte brève. Puis elle resta immobile, les yeux détournés.

« Mais vous pouvez me dire… », il lui parlait à l’oreille, « pourquoi ils… pourquoi ces gens-là, dans la maison, ont un tel désir de mettre la main sur cette jeune fille ? »

Elle libéra son bras, puis se tourna vers lui, comme si la question l’avait irritée.

« Ne comprenez-vous pas ce besoin de Pierre Ivanovitch, d’inspirer, de diriger, d’influencer ? C’est l’essence même de sa vie. Il ne peut jamais avoir trop de disciples. L’idée que quelqu’un échappe à son