Page:Conrad - Sous les yeux d'Occident.djvu/191

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oncle Sam », grogna Razumov. « Mais vous ? Vous qui êtes retournée en Russie ? Vous n’avez pas connu le découragement ? »

« Cela n’a pas d’importance ! Yakovlicht est un homme dont on ne peut pas douter. Celui-là, au moins, est de la bonne espèce ! »

Elle fixait, en parlant, ses yeux noirs et pénétrants sur Razumov, et les y maintint quelques instants.

« Je vous demande pardon », dit froidement le jeune homme, « mais voulez-vous inférer par là que vous, entre autres, ne me considériez pas comme de la bonne espèce ? »

Elle ne fit aucun geste de protestation, aucun signe pour indiquer qu’elle eût entendu ces paroles. Elle continuait à poser sur Razumov un regard, où se lisait un certain intérêt amical. Pendant son bref séjour à Zurich, elle s’était, chargée de lui, en lui tenant compagnie du matin au soir. Elle l’avait mené chez plusieurs personnes, et lui avait d’abord parlé longuement et presque sans réserve, évitant seulement les allusions personnelles ; mais vers le milieu du second jour, elle s’était faite silencieuse ; elle avait continué pourtant à se consacrer à lui avec zèle, l’accompagnant même à la gare et lui serrant la main avec force, à travers la portière du wagon pour reculer ensuite sans un mot, jusqu’au départ du train. Il avait remarqué qu’on la traitait avec une considération tranquille. Il ne savait rien de sa naissance, rien de sa vie privée ou de son rôle politique, mais il la jugeait, à son propre point de vue, comme un être dangereux, placé sur son chemin. « Jugeait » n’est peut-être d’ailleurs pas le mot exact : son sentiment était fait d’une accumulation d’impressions subtiles auxquelles s’ajoutait la gêne de ne pouvoir la mépriser, comme il méprisait les autres. Il n’avait pas pensé la revoir si tôt.

Non, décidément, elle n’avait pas une expression malveillante. Il sentait pourtant son cœur battre plus vite. On ne pouvait laisser tomber la conversation sur des paroles semblables, et il poursuivit sur un ton d’enquête scrupuleuse :

« Est-ce donc parce que je ne semble pas accepter aveuglément, tous les développements de la doctrine générale, tels par exemple que le féminisme de notre grand Pierre Ivanovitch ? Si c’est là ce qui me rend suspect, j’aime mieux vous avouer que je ne veux pas être esclave, même esclave d’une idée. »

Elle avait tenu les yeux sur lui, mais son regard n’était pas celui que l’on fixe sur un interlocuteur ; on aurait dit que les mots qu’il prononçait n’avaient pour elle qu’un intérêt secondaire. Quand il eût