Page:Conrad - Sous les yeux d'Occident.djvu/204

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J’avais juste le temps. J’ai saisi mon cahier de notes, et suis descendu sur la pointe des pieds. Avez-vous jamais entendu le « pit pat » d’un homme, qui descend en courant les spirales d’un escalier profond ? Il y a, en bas, un bec de gaz qui brûle jour et nuit. Je suppose qu’il continue à luire dans l’ombre. Le son s’éteint…, la flamme vacille… »

Il vit paraître une certaine surprise dans le ferme regard des yeux noirs avidement fixés sur son visage : il semblait que la révolutionnaire perçut le son de sa voix avec ses pupilles plutôt qu’avec ses oreilles. Il se contint et se passa la main sur le front, avec la confusion d’un homme qui vient de rêver à haute voix.

« Où pouvait courir un étudiant, le matin, si ce n’est à l’Université ? Le soir c’est autre chose ! Peu m’importait que toute la maison fût là, à me regarder. Mais je crois qu’il n’y avait personne, et mieux vaut encore n’être ni vu ni entendu. Ah ! ce sont les heureux, en Russie, ceux que l’on ne voit ni n’entend. Vous n’admirez pas ma chance ? »

« Chance surprenante, en effet », fit-elle. « Si vous avez autant de chance que de résolution, vous serez une acquisition remarquable pour l’œuvre à laquelle nous nous consacrons. »

Elle parlait sérieusement, et son ton posé semblait déjà, dans son esprit, assigner à Razumov sa part de la besogne commune. Elle tenait les yeux baissés, et le jeune homme attendait, sans forfanterie, avec un air de gravité attentive. Il sentait le danger toujours imminent ; qui donc avait pu parler de lui, dans cette lettre de Pétersbourg ? Un camarade d’études, sans doute, quelque victime imbécile de la propagande révolutionnaire, quelque sot esclave d’un idéal exotique et subversif ? Une longue silhouette famélique, au nez rouge, s’offrit à sa recherche silencieuse. Oui, ce devait être ce garçon-là !

Il sourit en lui-même : « Oh, l’absurdité de toute cette affaire, l’illusion d’un idéaliste criminel, dont la vie se brisait avec la brutalité d’un coup de tonnerre dans un ciel serein, dont le bruyant sacrifice éveillait des échos dans les esprits faussés d’autres imbéciles ! Et le pauvre être, piteux et affamé qui livrait à la curiosité des révolutionnaires en exil, de fantastiques détails. Ces détails ne pouvaient pas constituer un danger pour Razumov, au contraire ! En ce moment, leur révélation était plutôt pour lui un avantage, un coup de chance sinistre, qu’il fallait seulement accepter avec toute la prudence voulue.

« Et pourtant, Razumov », poursuivait d’une voix rêveuse la femme à la blouse rouge, « vous n’avez pas le visage d’un homme heureux ! » Elle leva les yeux sur lui, avec un intérêt nouveau. « Ainsi donc, voilà