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Page:Conrad - Sous les yeux d'Occident.djvu/21

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plupart des êtres humains, simples et en petit nombre,… mais il serait impossible de donner ici une idée de leurs répétitions, de leurs exclamations, qui se poursuivaient en un tourbillon lassant et sans fin… – car la course était longue.

Si le lecteur d’Occident les trouve choquantes ou mal appropriées, voire nettement impropres à la situation, il devra peut-être s’en prendre d’abord à la maladresse de mon récit. Mais je lui ferai observer aussi qu’il ne s’agit pas, dans cette histoire, de notre Europe Occidentale.

Il est possible que les nations aient imposé une forme à leurs gouvernements, mais les gouvernements les ont, en retour, payées de la même monnaie. Il est absurde de supposer un jeune Anglais dans la situation de M. Razumov. Ce serait donc une entreprise vaine que d’imaginer ses pensées en semblable occurrence. La seule conjecture plausible que l’on puisse hasarder, c’est, qu’en face d’une telle crise, il ne penserait pas comme M. Razumov. Il n’aurait pas comme lui, l’expérience héréditaire et personnelle des moyens employés par une autocratie historique, pour la répression des idées, la sauvegarde de son pouvoir et la protection de sa propre existence. Seule une imagination fantaisiste pourrait lui faire concevoir la possibilité d’une arrestation et d’un emprisonnement arbitraires, mais il lui faudrait des idées délirantes (et serait-ce encore suffisant) pour envisager le knout comme moyen pratique d’interrogatoire ou de punition.

Ce n’est là qu’un exemple brutal et palpable des conditions si différentes de notre pensée d’Occidentaux. Je ne saurais dire si l’idée vint à Razumov de cette menace précise, mais sans doute faisait-elle inconsciemment partie de l’ensemble de terreurs et d’épouvantes, suscitées par la crise. Razumov, nous l’avons vu, connaissait des moyens plus subtils dont sait user un gouvernement despotique pour détruire la vie d’un individu. La moindre des calamités qui le menaçaient, la simple expulsion de l’Université et l’impossibilité de poursuivre nulle part ses études, brisaient net l’existence d’un jeune homme qui attendait du seul développement de ses dons naturels une place dans le monde. En sa qualité de Russe, être impliqué dans une conspiration, c’était, pour lui, sombrer dans les bas-fonds de la société, parmi les désespérés et les miséreux, oiseaux de nuit de la ville.

Ajoutez à cela, pour concevoir les pensées de Razumov, ses conditions spéciales de famille, ou plutôt l’absence totale de famille dont il souffrait, souvenir cuisant rappelé de façon particulièrement brutale par les paroles de ce fatal Haldin.